La politique de santé très privée des AGF

Marie-Chantal en rêvait, les AGF l’ont fait.
La marchandisation de la santé est en marche, cette transformation apparemment inexorable de la relation patient-soignant en une relation de service client-prestataire de soins.
Poussant cette logique à fond, les AGF innovent, en proposant un produit haut-de-gamme, Excellence Santé, qu’on croirait tout droit sorti d’une pub de Terry Gilliam restée sur le sol de la salle de montage du film Brazil : « Vous êtes riche ! Méga-riche ! ( harpe céleste) Riche au-delà des rêves les plus fous de la plèbe que vous exploitez !!! Et pourtant, face à la maladie ( scie de violons angoissants, à la Bernard Hermann dans Psychose), votre argent ne vous est d’aucune utilité ! Face à la maladie (coup de tonnerre brutal dans un ciel serein) vos actions, vos business-plans ne vous protègent en rien ! Livrés aux caprices de brancardiers trotskystes en mal de RTT, de généralistes conventionnés sourds à votre détresse, vous voici soudain condamné à la promiscuité de salles d’attente tiers-mondistes !
Heureusement ( re harpe céleste), AGF est là. Grâce à Excellence Santé, comme un millier de dirigeants d’entreprise française à très gros revenus, vous bénéficierez, pour une modique cotisation annuelle de douze mille euros, d’un accès privilégié pour toute notre gamme de services : bilans de santé, coaching administratif et médical hyper-tendance, mais surtout, en cas de maladie, prise en charge haut-de-gamme ! Finie la médecine partageuse, finis les délais d’attente insupportables! Grâce à Excellence Santé, vous passerez avant les gueux ! Existe aussi en version femme ou maîtresse – 4000 euros, et 2000 euros par enfant à charge. »
Ainsi les AGF ont-elles dressé contrat avec la crème de la crème des patrons, pour offrir aux riches un passe-droit, et ce dans un contexte de démographie médicale déclinante, de fragilisation d’un système à bout de souffle.
La polémique naissant actuellement autour de ce projet politiquement incorrect jusqu’au surréalisme risquerait pourtant de passer sous silence un point crucial : ce que Gilles Johanet, directeur de la branche Santé, théorise aux AGF existe déjà en France, depuis bien longtemps, et sans que l’Ordre des Médecins s’en émeuve plus que cela. Depuis des décennies, les patients prenant rendez-vous à l’hôpital public se voient proposer des délais plus ou moins longs, selon qu’ils choisissent la consultation publique ou la consultation privée du praticien, seule la hauteur de leur rémunération servant alors de critère au zèle médical.
Excellence Santé, c’est donc la rencontre finalement assez cohérente de deux logiques d’exclusion, la médecine-Loréal : « Un dépassement parce que je le vaux bien » pacsant à ciel ouvert avec la société ultralibérale : « Ma carte Gold vaut mieux que ta Vitale ».
Difficile de suivre le cheminement de Gilles Johanet dans cette affaire : lui qui avait avec d’autres porté au sein de la CNAM un vrai projet qualité en médecine générale, le médecin référent, doté d’un cahier des charges social autant que médical : égal accès aux soins grâce à la dispense d’avance de frais, respect des tarifs conventionnés, limitation du nombre d’actes, formation des médecins indépendante des firmes pharmaceutiques… se retrouve, dans un système bloqué ( où le médecin référent a été enterré vivant avec la « réforme ») à proposer un produit basé sur la seule notoriété de praticiens leaders d’opinion, cooptés selon des règles échappant à toute transparence, et sans qu’on sache bien ce que le patient friqué gagnera à passer dans les mains de ces médecins « vus à la télé ». Quel est leur cahier des charges ? Quels sont leurs liens avec l’industrie pharmaceutique, quand on sait que les firmes cherchent constamment à s’attacher les services de grands patrons, pour lancer tel ou tel produit « innovant », comme l’affaire du Vioxx nous l’a hélas rappelé ? Si le but recherché est de faire bouger les lignes, d’ouvrir demain des contrats de qualité à l’ensemble de la population, comme AGF et d’autres ont tenté de le faire en chirurgie dentaire, pourquoi diable commencer par un projet aussi caricaturalement élitiste ? La réforme Douste-Blazy, sous couvert de sauvegarder l’essentiel, a consisté en un petit arrangement tarifaire entre amis, UMP d’un côté, syndicats de spécialistes adeptes des dépassements tarifaires de l’autre. La solidarité n’est plus qu’un concept vidé de son sens, quand l’actuel directeur de la Sécu, ancien d’AXA placé par Chirac à la présidence de la CNAM, entérine une prime au mérite des médecins conseils afin de promouvoir une logique d’entreprise au détriment de la prise en charge des patients. La Sécu est mourante, et dans ses soubresauts, n’en doutons pas, nous verrons ressurgir pas mal d’hydres jusque là inavouables.
Christian Lehmann
Médecin généraliste et romancier
(Dernier ouvrage paru : « Patients si vous saviez… » Ed. Robert Laffont)
PS: Cet article a été publié dans Les Inrocks le mardi 18 Avril 2006. La pression médiatique a amené les AGF à remettre ce projet dans les cartons. Pour l'instant...
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