Un livre, sinon rien

Le portail de
François Bizot (éd. La Table
Ronde)
Pour comprendre de quoi il retourne, il
faut revenir un quart de siècle en arrière, quand la
chute de Phnom Penh aux mains des Khmers Rouges incita au lyrisme
révolutionnaire nombre de nos éditorialistes, et non
des moindres. Au nom de l'anti-américanisme, de la lutte
légitime des peuples frères et de la dictature du
prolétariat, les Khmers Rouges mirent en oeuvre un programme
hors du commun: du passé, ils firent table rase. Quelques
millions de morts plus tard, l'Occident découvrit,
décontenancé, la face cachée de ces ultras en
quête d'absolu.
Il y eut pourtant, dans ces années d'avant les massacres,
quelques hommes pour tenter de mettre en doute les
vérités officielles. François Bizot,
ethnologue féru d'étude des religions, fut l'un
d'eux. En 1971, il avait été fait prisonnier par les
Khmers Rouges et avait passé trois longs mois dans un camp.
Son récit s'ouvre sur cette capture, pour nous conter par le
menu mais sans pathos sa détention: l'humiliation
quotidienne d'être enchaîné, les vexations, mais
aussi les mille petites épiphanies par lesquelles l'homme,
même rabaissé, trouve la force de résister au
pire. Une figure terrible traverse cette première partie,
celle du camarade Douch, intellectuel épris de justice
sociale, geôlier pétri de contradictions, qui
deviendra plus tard l'un des plus grands bouchers d'un
régime atroce, et à qui Bizot doit pourtant la vie.
Libéré grâce à la ténacité
de Douch, Bizot se retrouvera à Phnom Penh en 1975, au
moment où la ville tombe et où des dizaines de
milliers de malheureux viennent s'écraser contre les grilles
du portail de l'Ambassade de France. La deuxième partie du
livre retrace la vie dans ce campement de fortune, les actes de
courage de quelques-uns, l'ahurissante lâcheté des
autres, les difficiles négociations entre l'Ambassade et le
commandement Khmer. Dans les dernières pages, Bizot raconte
le passage du dernier convoi de réfugiés de
l'Ambassade vers la Thaïlande. La liberté est à
quelques dizaines de mètres, de l'autre côté du
pont. Tous ne passeront pas. On lit ces lignes, où se
révèle l'âme humaine, où se
décide en quelques secondes le sort d'hommes, de femmes et
d'enfants victimes du zèle monstrueux de quelque
serial-killer en treillis, à plusieurs reprises, pour
s'assurer qu'on a bien compris, que ces choses-là sont
possibles, qu'elles sont inscrites quelque part dans le livre muet
des abominations et de l'infâmie.
On les lit avec un trouble d'autant plus profond que Bizot
écrit sans haine, sans harangue, avec juste ce qu'il faut de
mépris pour les idéologues à la bouche pleine
et aux mains propres.
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