Les saveurs de Périco: virée gourmande en Aveyron

Le faux-filet de race Aubrac servi dans son jus - Périco Légasse
S’il est un territoire emblématique du pays de Cocagne absolu, c’est bien ce département. Nous sommes dans le Rouergue, cette ancienne contrée occitane où l’art de vivre se confond avec les délices de la nature et les plaisirs de la table. Rencontre avec des artisans passionné dont le bonheur est de régaler leur prochain en consacrant la gourmandise inspirée par les paysages du cru.
L’Aveyron est une rivière qui serpente à travers le Rouergue pour se jeter dans le Tarn, non loin de Montauban, au sud du Quercy. Elle a donné son nom à un vaste département dont le chef-lieu est Rodez, marqué du chiffre 12, mais aussi à un certain identitarisme qui veut que le terme "Aveyronnais" désigne autre chose qu’une simple origine géographique.
Ainsi fait-on la distinction entre auvergnat et aveyronnais au moment de désigner un bougnat, ces "vin-bois-charbon" dont les échoppes parsemèrent Paris jusqu’à la moitié du XXe siècle avant de devenir des brasseurs aux enseignes réputées.
Rouergue et Aubrac, deux territoires historiques, fiertés de la culture occitane, aux panoramas saisissants, aux reliefs austères ou opulents, qui tracent les particularismes géographiques de ce versant sud du Massif-Central. La puissance d’un tel environnement ne peut que formater le tempérament de ses habitants, les pieds rivés sur la terre où ils vivent, l’âme forgée par le courage et la volonté de ceux qui n’ont que la force du poignet pour relever le défi.
Et pourtant, c’est toujours le cœur sur la main que ces gens ouvrent la porte de leur maison et partagent les trésors d’un terroir plein de promesses. Il n’est donc pas outrancier de considérer l’Aveyron comme une petite civilisation où s’inscrivent les fondamentaux d’une société dont la ruralité heureuse est la raison d’être. Parcours savoureux et parfumé dans les méandres du bonheur.
À Monteils: Jacky et le chaudron magique…
En Aveyron, il est des personnalités monumentales qui se visitent comme un monument, à l’image de Jacques Carles, druide de la vraie tradition, dont les chaudrons en cuivre, rutilants comme des trophées, assurent la cuisson au feu de bois des potions magiques locales, au premier rang desquelles l’oulado, variante rouerguate de la potée, que le maître des lieux élabore avec la gestuelle et les paroles inhérentes à cet opéra sensoriel.
Sachant que la qualité du pot fait la réussite d’une recette, Jacky est l’un des derniers cuisiniers à mitonner dans le cuivre, métal soumis à une réglementation stricte, dont les vertus culinaires avérées donnent une saveur incomparable aux préparations.

Il faut aller jusqu’à Monteils, au cœur du Rouergue, pour atteindre ce sanctuaire aux allures de bout du monde. Une petite république ayant fondé sa souveraineté sur le droit de manger tout le gras que l’on veut, pourvu qu’il soit noble et partagé à satiété, et dont l’originalité est d’être aussi le royaume du canard. Un paradis du palmipède dans tous ses états, Jacky Carles ayant le secret de ces métamorphoses à feu doux qui vous transforment une cuisse ou un magret en mélodie gustative.
Outre le rituel oulado, proche du cérémonial, on s’attable ici pour la salade de gésiers et ses petits fritons, les pommes de terre du jardin braisées aux pleurotes, le manteau de canard farci au foie gras… de canard et l’incomparable tarte maison, avec cette exquise sensation de participer à un festin paysan dont les denrées sont nées sur place.
Car il s’agit bien évidemment d’une ferme gourmande, non d’un restaurant conventionnel, même si, dans sa largeur immaculée, le tablier blanc du chef pourrait servir de nappe de banquet.
L’un des plaisirs du patron est, avant de se mettre en scène, d’accomplir avec les visiteurs un parcours initiatique pour expliquer, selon une liturgie à l’accent aveyronnais chantant, son éthique de l’élevage, du goût de l’endroit, de la production et de la transformation à la ferme. Une démarche culturelle, consacrée par les us et valeurs de l’association "Touche pas à mon chaudron" que préside ce barde de la cuisine paysanne comme on dirige un maquis de résistants... Il est des serments qui exigent une certaine cohérence. Canard qui s’en dédie !
À la belle saison, un menu champêtre est proposé dans un panier pique-nique aux amateurs de pleine nature. À ceux qui souhaitent jouer les prolongations chez eux, une vaste déclinaison du canard dans toute sa diversité gastronomique occupe une grange entière où boîtes, bocaux et terrines de spécialités maison garnissent plusieurs niveaux. La ferveur toujours au cœur et le verbe généreux comme sa cuisine, Jacky Carles ne mitonne que du bonheur. Avis aux appétits sans peur, il y aura un avant et un après leur passage à Monteils…
La Ferme Carles, table paysanne et produits du terroir maison, 209 route du Gabas, le Bourg, 12200 Monteils. Tel. : 05.65.29.62.39.
À Rodez: Gilbert Bastide ou le prince de l’aubrac
Nous avons écrit aubrac avec un a minuscule, par allusion à la race bovine, pas à la contrée qui lui a donné son nom. Située aux confins historiques du Rouergue, de l’Auvergne et du Gévaudan, répartie sur trois départements, l’Aveyron, le Cantal et la Lozère, l’Aubrac est célèbre pour ses paysages parfois lunaires. Et pour ses jolies vaches.

Si Gilbert Bastide peut à la rigueur accepter le titre de prince de l’aubrac, en ce sens qu’il est le restaurateur de France, donc du monde, qui honore le mieux cette viande exquise, jamais il ne consentirait à ériger son terroir natal en principauté, lui, l’enfant de Nasbinals, et encore moins à en faire un titre de noblesse.
Nous sommes dans un univers où la notion de territoire détermine des principes non négociables. Et si on se respecte et s’estime, les nuances de paysages ont du sens car les mentalités -et parfois les âmes- diffèrent selon le climat et la géologie.
Il est encore, en tout bien tout honneur et sans une once de chauvinisme, des indigènes attachés à leur origine, mais de là à ériger des particules... Et comme l’Aubrac n’est pas le Rouergue, ni le Ségala, ni le Gévaudan, tous bons voisins, il n’est pas question de les confondre.
Revenons-en à notre Bastide, Gilbert de son prénom, ci-devant prince de l’aubrac, dont la rencontre avec votre serviteur relève du choc culturel car je ne m’attendais pas à déguster l’un des meilleurs plats de viande de mon parcours de journaliste gastronomique mordu de paysannerie, qui aligne plus de quarante printemps aux prunes, dans un bowling…
Imaginez le Bowling du Rouergue, rien de moins, à Onet-le-Château, aux portes de Rodez, dans la zone d’activité, environnement de verre et de béton, il est assurément des apparences trompeuses… Un vrai bowling, avec pistes et quilles à perte de vue, un bar convivial, jovial et animé, où la jeunesse vient se ressourcer en musique, une vaste salle à manger au design noir et gris avec des tables en bois clair, une cuisine ouverte où l’on voit la brigade s’activer devant les fourneaux et les planchas, le tout surmonté d’un gigantesque panneau sur lequel figure en grosses lettres: "Aubrac, un pays, une race, des hommes" flanqué de l’effigie d’une vache magistrale.

Le décor est campé, on sait qui est la reine des lieux et ce que l’on vient trouver ici. Râblé, madré, le regard droit, le port fier, moustaches martiales, Gilbert Bastide est un homme au caractère trempé, apte à la plus extrême amabilité, donc à ne pas prendre à rebrousse-poil... Une autorité naturelle qui permet à cette magnifique mécanique de tourner comme une horloge.
Étonnante cohabitation entre un bowling et un restaurant simplement exceptionnel. Exceptionnel par sa logistique, sa logique d’approvisionnement, Gilbert Bastide s’étant doté d’une véritable boucherie intégrée, par le choix des produits, par leur traitement, via une cuisine de l’essentiel et une éthique de préparation qui respecte l’âme de la denrée.
Ici, les choses ont le goût de ce qu’elles sont. La viande de race aubrac est non seulement sublime, mais la façon dont elle est maturée, au moins 40 jours, puis cuite, à la perfection, c’est-à-dire bleu si l’on demande bleu, puis servie, présentée tranchée avec son jus de cuisson dans une lèche frite préservant la chaleur, indique la haute considération que le patron porte à ses clients, aux produits qu’il transforme, mais aussi à ses fournisseurs et à ses équipes.
Parce que l’on croit aux vertus de la terre, que l’on sait le prix de l’effort, de la rigueur, et que les paysans de la montagne placent leur fierté dans l’exigence du travail bien fait, les enfants de Nasbinals ne plaisantent pas avec le terroir. La carte du Bowling est un catalogue de plaisirs succulents, de plats aux intitulés rassurants, qui n’ont rien à cacher car ils sont sûrs d’eux, l’inventaire de tout ce qu’un gastronome pétri de vérité à l’heure de savourer la France espère trouver au restaurant.
Tout est ici marqué au sceau de l’authenticité, à commencer par le sourire du personnel, avant d’attaquer la planche de charcuterie, pure orfèvrerie porcine, l’omelette aux cèpes, généreuse, la tête de veau, académique, les tripoux, emblématiques, et bien sûr l’aligot, filé à table devant les convives, comme au buron! Sans oublier deux chefs d’œuvre maison, la salade "cèpes et foie" (cèpes persillés, foie gras poêlé, magret fumé et cou de canard farci), et le burger Mac Mazuc (steak haché de viande d’Aubrac, oignons rouges, roquette, fromage de Laguiole, ventrèche grillée, sauces barbecue minute), exercices étudiés dont les pertinences gustatives témoignent de la sensibilité culinaire de l’école Bastide.
Mais le clou de cette prestation à haute teneur gastronomique demeure l’épisode dédié aux chairs nobles de cette campagne bénie, à commencer par l’agneau des Causses, le cochon et le canard de l’Aveyron, dont un gigot d’anthologie, une saucisse aligot à pleurer et un confit légendaire.
Fleuron culinaire, le rétortillat, version locale de la truffade, est une spécialité de l’Aubrac à base de fromage laguiole fondu, de pommes de terre et de tomme fraîche avec de l’ail, partenaire monumental d’une table bien tenue.

Et si tout n’est ici qu’excellence, le sommet est tout de même atteint avec la viande d’Aubrac déclinée dans ses différentes versions, du carpaccio au pot au feu en passant par le tataki et le steak tartare. L’intensité sensorielle de cette égérie bovine culmine toutefois avec l’entrecôte et la côte de bœuf (de vache en réalité…), dont la finesse de texture, la tendreté, la sapidité et, surtout, l’ampleur en bouche, confirme, à l’attention de ceux qui en doutent, que si le paysage est beau, que l’animal s’en imprègne et s’en nourrit, alors la viande est forcément grande.
Et même s’il s’agit du pavé tende de tranche, de la bavette d’aloyau et du faux-filet "burronière", la puissance de cette ruralité naturelle est parfaitement restituée dans chaque morceau. Surtout si un jus de la vigne locale, Marcillac bien né ou Côte de Millau bien fait, vient vous irriguer les papilles et le palais.
Au Bowling du Rouergue, l’Aubrac n’est pas qu’un pays, une race et des hommes, c’est aussi une patrie qui résiste en offrant ce qu’elle a de meilleur, façon de remporter des victoires grâce au partage. S’il est une destination à ne pas manquer, en voici une qui vaut le voyage.
Le Bowling du Rouergue, route d’Espalion, 12850 Onet-le-Château. Tel: 05 65 67 08 15. Menus à 17 et 27€, carte 30/60€. Le Bowling dispose d’un hôtel trois étoiles et la famille Bastide propose un réseau hôtelier à Nasbinals, infos sur bastide-nasbinals.com
À Roquefort: Delphine Carles ou le secret des fleurines
Impossible de passer par l’Aveyron sans un détour par Roquefort, haut lieu du goût de la France et sanctuaire historique du premier fromage reconnu par la république. C’est une loi, et non un décret ministériel, comme ce sera le cas pour tous les autres classements, votée par le Sénat et à la Chambre des députés, promulguée le 26 juillet 1925, sous la signature de Gaston Doumergue, président de la république, qui accorde au roquefort le plus haut label officiel d’authenticité accordé à un produit agricole.
Cet acte législatif initia le processus qui allait aboutir, dix ans plus tard, à la création de l’Institut National des Appellations d’Origine, l’INAO. Le centième anniversaire de l’événement a été célébré en grandes pompes le 7 juin 2025. La plus ancienne AOC de France est posée sur des failles sismiques d’où ce fromage persillé tire son secret: les fleurines, ces anfractuosités géologiques formées dans le causse de Combalou et par lesquelles l’air s’engouffre dans les profondeurs de la terre jusqu’aux caves d’affinage du roquefort.
C’est par cette alchimie naturelle que la flore du fromage permet au penicillium roqueforti, ce champignon naturel cultivé sur les grosses miches de pain de seigle qui, une fois séché et pulvérisé, est mêlé au caillé au moment du moulage, de donner à l’insigne pâte son superbe persillage bleu-vert, sa saveur unique et ses arômes incomparables.

Patronne de l’une des dernières maisons fidèles à la tradition, notamment à propos de la levure issue du pain (et non par un procédé chimique artificiel), Delphine Carles perpétue le savoir-faire familial avec une pugnacité sans concession à l’heure où les subterfuges brouillent la donne. Son fromage restitue avec précision les vertus organoleptiques définies par l’appellation d’origine et perpétue l’esprit rural et artisanal qui préside depuis 1925 au maintien d’une authenticité non négociable.
À déguster avec la certitude d’avoir frappé à la bonne fleurine…
Roquefort Carles, 6 avenue de Lauras 12250 Roquefort sur Soulzon. Tel: 05 65 59 90 28. Vente sur place en boutique.