150 euros par mois pour faire ses courses: à quoi pourrait ressembler une "sécu" de l'alimentation?

Imaginez que vous puissiez payer vos courses avec votre carte Vitale... C'est le principe de la "Sécurité sociale de l'alimentation", un concept porté par plusieurs associations et collectifs depuis 2019, et objet d'une proposition de loi des députés écologistes examinée ce jeudi 20 février à l'Assemblée nationale.
Si cette proposition de loi ne vise pas à instaurer le système de sécurité sociale de l'alimentation, mais seulement à soutenir financièrement les expérimentations locales, elle pose néanmoins le débat d'un "droit à l'alimentation" et reprend les grands principes du projet.
Ce projet de société vise à transposer ce qui existe déjà pour la santé à l'alimentation, et ainsi créer une sixième branche de la Sécurité sociale.
150 euros pour tous
Ses trois piliers sont l'universalité, c'est-à-dire une carte créditée de 150 euros par mois pour tous, le financement par des cotisations sociales, et le conventionnement de produits ou magasins (de la même manière que, dans le système de santé, les médecins sont conventionnés) en fonction de critères sociaux, environnementaux et de santé (produits sains, locaux...).
Parmi les arguments pour, on trouve bien sûr la lutte contre la précarité alimentaire: en France, une personne sur six ne mange pas à sa faim selon une étude du Crédoc (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie) de 2023.
L'objectif est de trouver un moyen de sortir du système d'aide alimentaire tel qu'il existe et de la dépendance des personnes les plus précaires aux associations. Poser le principe d'un "droit universel à l'alimentation" qui permettrait à tout le monde de s'alimenter correctement.
Deuxième argument, inciter la population à mieux manger, puisque seuls des produits bons pour la santé seraient conventionnés, et ainsi réduire les dépenses de santé liées à la malbouffe (estimées à 10,6 milliards d'euros par an pour l'obésité et 8 milliards d'euros par an pour le diabète).
"Aujourd'hui, les dépenses de santé sont faramineuses, on a un système alimentaire défaillant qui coûte très cher, donc il s'agirait de faire un transfert de dépenses déjà existantes," explique Charles Fournier, le député écologiste à l'origine de la proposition de loi, joint par RMC Conso.
Un coût qui inquiète les plus sceptiques
Enfin, la Sécurité sociale de l'alimentation permettrait, selon ses défenseurs, une meilleure rémunération des agriculteurs grâce au conventionnement d'aliments produits localement et à la nouvelle demande créée par ces 150 euros à dépenser.
Évidemment, le principal argument contre, mis en avant par les détracteurs du projet, est le coût d'une telle mesure, estimé à 120 milliards d'euros au moins et qui s'ajouterait aux 666 milliards d'euros de dépenses prévisionnelles de la sécurité sociale (pour 2025).
La question du financement, en partie nécessairement via des fonds publics, mais aussi de l'acceptabilité, pour les Français, d'une nouvelle cotisation ponctionnée sur les salaires, se pose.
"L'heure d'une véritable sécurité sociale de l'alimentation n'est peut-être pas tout à fait venue, admet Charles Fournier. Il faut tester des modèles économiques, pour voir si cela pourrait marcher. Mais mon objectif est aussi qu'on ait un débat de qualité à l'Assemblée, pour réfléchir à ce que cela pourrait donner."
Une quarantaine d'expérimentations à l'échelle locale sont déjà menées depuis quelques années pour mesurer les impacts sociaux d'une sécurité sociale de l'alimentation.
À Bordeaux, 150 étudiants tirés au sort ont bénéficié, pendant neuf mois d'octobre 2023 à juin 2024, de 100 euros versés en monnaie locale pour acheter des produits dans des magasins conventionnés, contre une cotisation volontaire, de 12 euros en moyenne.
Expérimentations locales: "les gens mangent mieux"
Le projet, étudié par des chercheurs, fera bientôt l'objet d'un rapport sur son impact social. Mais Dominique Nicolas, le président de l'association Crepaq, à l'origine de l'expérimentation, a déjà pu observer des effets sur le terrain:
"On a reçu des témoignages émouvants d'étudiants qui ont pu manger à leur faim pour la première fois, ou inviter des amis à dîner sans avoir honte de ce qu'ils avaient à leur proposer," affirme-t-il à RMC Conso.
Un constat également fait par Pauline Scherer, sociologue, qui travaille sur la simulation de sécurité sociale de l'alimentation de Montpellier, la pionnière et la plus aboutie à ce jour.
"Les gens mangent mieux, et plus diversifié. Il y a également un impact sur la dignité des personnes, fières de pouvoir se nourrir correctement, et sur la santé perçue: les participants se sentent mieux," explique-t-elle à RMC Conso.
Initié en 2022, le projet réunit 400 personnes représentatives de la population qui versent des cotisations volontaires pour recevoir 100 euros par mois. Ces 400 personnes choisissent quels produits ou magasins sont conventionnés. Le projet est financé à 50% par les cotisations et à 50% par des subventions.
Sur tout le territoire, les observateurs des expérimentations locales constatent une amélioration générale de l'alimentation des participants ainsi qu'un enthousiasme de ces derniers pour ce type de projets.
De là à généraliser le système à l'échelle nationale? "J'y crois, parce que cela permettrait de revenir aux fondamentaux de la sécurité sociale telle qu'elle a été instituée en 1946, avec des caisses locales gérées par les citoyens. Cela peut paraître utopique... Mais on est là pour transformer l'utopie en réalité," affirme Dominique Nicolas.
"La Sécurité sociale de l'alimentation c'est une réflexion politique, ce n'est pas une solution clé en main aboutie. Elle a le mérite de proposer quelque chose qui pourrait répondre à de nombreux enjeux," nuance Pauline Scherer.
La démocratie au cœur de nos choix alimentaires
Car l'autre impact noté par les acteurs locaux est bien politique: un intérêt retrouvé pour la démocratie participative, un goût pour la prise de décision collective et pour la discussion autour du sujet de l'alimentation.
À Toulouse, Sarah Cohen, ingénieure de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), l'assure à RMC Conso:
"L'expérimentation permet de recréer du lien social, un espace de discussion démocratique et d'écoute pour ceux qui se sentent marginalisés, de remettre les sujets liés à l'alimentation et l'écologie au centre des préoccupations."
L'objectif de la sécurité sociale de l'alimentation est donc également de stimuler la réflexion sur nos modes de consommation dans le but d'aboutir à un système alimentaire plus vertueux.
Un sujet de société majeur, dans un monde où les problématiques en matière d'alimentation, que sont le prix pour le consommateur, la rémunération pour le producteur, les modes de production et la santé, sont au cœur des débats.
À Cadenet, village de 5000 habitants dans le Vaucluse, où une expérience similaire a démarré l'année dernière, Éric Gauthier, animateur au sein de l'association Au maquis, porteuse du projet, soutient que "les retours sont 100% positifs. Cela a transformé les pratiques alimentaires des participants, qui sont également fiers de refaire partie du paysage alimentaire et de participer à la prise de décision."