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"Tubes mi-longs", "stèques"... Comment les marques de produits végétaux veulent contourner les appellations interdites

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Depuis un décret publié le 27 février, plus de 100 appellations qui font penser à la viande sont interdites pour les produits végétaux. Les marques réfléchissent déjà à de nouveaux noms mais ne comptent pas en rester là.

Mardi 27 février, en plein salon de l'agriculture, le Premier ministre Gabriel Attal annonçait la publication d'un décret visant à interdire toutes les appellations du champ lexical de la viande pour les produits végétaux.

La liste inclut une centaine de termes parmi lesquels bacon, lardons, nuggets, steak, escalope, jambon etc. mais est en fait bien plus large puisqu'elle englobe tous les noms d'espèces animales et mots relatifs à leur anatomie ou morphologie.

Cette décision était une volonté de longue date de la filière de la viande mais elle fait vivement réagir les marques de produits végétaux qui ne comptent pas en rester là.

"Stêque", "boulaite" ou "neugâte"

Dans une campagne de communication humoristique, la marque Accro a raillé le décret en proposant les termes "stêque", "boulaite" ou "neugâte" pour remplacer "steak", "boulettes" et "nuggets".

La marque Accro a répondu au décret via une campagne humoristique: elle présente ses "stêques"
La marque Accro a répondu au décret via une campagne humoristique: elle présente ses "stêques" © Accro
La marque Accro a répondu au décret via une campagne humoristique: elle présente ses "boulaites"
La marque Accro a répondu au décret via une campagne humoristique: elle présente ses "boulaites" © Accro
La marque Accro a répondu au décret via une campagne humoristique: elle présente ses "neugâtes"
La marque Accro a répondu au décret via une campagne humoristique: elle présente ses "neugâtes" © Accro
"L'objectif était de protester avec humour face à ce décret que nous estimons infondé et discriminant. Mais nous n'utiliserons probablement pas ces termes sur nos nouveaux emballages" précise Renaud Saïsset, PDG de la marque, à RMC Conso.

La simple modification orthographique des termes poserait effectivement un problème juridique.

"On a pensé à bekoum pour bacon, lardoum pour lardons, mais nos juristes ont analysé les textes et selon eux, cela ne respecterait pas l'esprit du décret" ajoute Nicolas Schweitzer, co-fondateur de la marque La Vie, également contacté par RMC Conso.

Eviter les confusions

Le but du décret est d'éviter de possibles confusions entre les produits d'origine animale et ceux d'origine végétale. Les marques devront donc trouver des appellations radicalement différentes.

La Vie pense à allumettes pour lardons, tranche végétale fumée pour bacon, tranché fin pour jambon...

"On n'a pas d'idées, on n'y arrive pas" réagit quant à lui Renaud Saïsset, qui estime que le délai de 3 mois laissé par le décret avant son entrée en application est bien trop court.

Pas de tromperie selon les marques

Cédric Meston, co-fondateur de la marque HappyVore, a quant à lui riposté avec une campagne présentant ses "tubes mi-longs mi-ronds aux herbes de Provence" à la place des traditionnelles chipolatas. Une manière de montrer que ces nouvelles appellations seront bien moins explicites et plus confuses pour le consommateur, à l'opposée de l'objectif du gouvernement.

HappyVore réagit en présentant ses "tubes végétaux mi-longs mi-ronds aux herbes de Provence"
HappyVore réagit en présentant ses "tubes végétaux mi-longs mi-ronds aux herbes de Provence" © HappyVore
HappyVore réagit en présentant ses "tiges cylindriques à bouts ronds"
HappyVore réagit en présentant ses "tiges cylindriques à bouts ronds" © HappyVore

Pour Renaud Saïsset, "il n'y a pas de confusion possible, pas de tromperie dans les produits d'origine végétale puisqu'on précise bien sur l'emballage que c'est végétal".

Pourquoi alors utiliser le champ lexical de la viande pour ces produits végétaux?

"Parce qu'il y a une analogie: on parle aux consommateurs avec des référentiels qu'ils connaissent, cela les aide à comprendre la destination de ces produits, comment ils peuvent les utiliser" estime Albin Wagener, linguiste contacté par RMC Conso qui ne comprend pas qu'il puisse y avoir "un pré carré pour un champ lexical".
"La langue voyage, les termes n'appartiennent à personne. Steak veut dire tranche, les nuggets, étymologiquement, ne sont pas du poulet... ce décret n'a aucun sens" déclare-t-il.

Recours devant le Conseil d'Etat

"Les lobbies de la viande font une nouvelle tentative après le décret annulé en 2022, mais nous n'allons pas nous laisser faire, nous allons porter un nouveau recours devant le Conseil d'Etat" lance Renaud Saïsset.

L'année dernière, un décret similaire avait été retoqué par le Conseil d'Etat à la suite d'un recours des marques. La plus haute instance administrative avait considéré que le texte était trop vague, il a donc été remanié pour être plus précis.

Aujourd'hui, les acteurs de la filière végétale repartent pour un combat judiciaire dans le but de faire annuler ce nouveau décret.

Des termes entrés dans l'usage

Ils comptent sur le fait que ces termes sont entrés dans l'usage depuis longtemps dans d'autres domaines que celui de la viande: on parle de steak de thon, de lardons de saumon fumé, ou même de carpaccio d'ananas... Quant au steak végétal, il existerait dans le langage depuis au moins 40 ans.

"Interdire l'utilisation d'un mot c'est rare, surtout dans un domaine aussi créatif que celui de l'alimentaire" explique Me Philippe Schmitt, avocat spécialisé en droit de la propriété industrielle et intellectuelle.
"C'est un conflit étrange car on oppose deux champs qui n'ont rien à voir: la viande c'est un produit brut alors que ces produits végétaux sont transformés" renchérit-il.
"Et puis la liste est trop large, ça n'a pas de sens de l'étendre à tous les noms d'espèces. Cela voudrait dire qu'un lapin en chocolat, s'il contient des protéines végétales, ne pourra plus s'appeler lapin?" questionne Me Schmitt.

Une jurisprudence favorable

Les marques de produits végétaux espèrent également que la jurisprudence en la matière jouera en leur faveur. Dans une décision de décembre 2023 qui opposait un organisme de la filière bovine à une marque végétale, la Cour de cassation a estimé qu'on ne pouvait pas interdire l'appellation "steak végétal".

Au niveau européen, la cour de justice doit encore se prononcer pour savoir si l'interdiction nationale respecte la loi européenne, cette dernière prévalant sur le droit français.

Si elle l'estimait légale, cette prohibition entraînerait un second problème puisque les produits importés ne seraient pas concernés.

Le droit communautaire s'était penché sur la question d'interdire les termes steak, nuggets, bacon etc. pour les produits végétaux en 2020 et le texte avait été retoqué. Seuls les termes lait, yaourt, fromage avaient été interdits pour les produits 100% végétaux.

Concurrence déloyale

Résultat: des nuggets fabriqués hors de France auraient toujours le droit de s'appeler nuggets. Les marques accusent une concurrence déloyale et c'est sur ce fondement que porte leur recours devant le Conseil d'Etat.

"L'année dernière, le Conseil d'Etat ne comprenait déjà pas l'esprit de ce décret alors nous sommes confiants", indique Cédric Meston.

En attendant la décision du Conseil d'Etat, les marques ont jusqu'au 1er mai pour modifier leurs emballages. Si elles ne le font pas, elles risquent une amende qui peut aller jusqu'à 1500 euros pour une personne physique et 7500 euros pour une personne morale.

Charlotte Méritan