"Un putsch progressif": comment les cabinets de conseil se sont installés au cœur de l’Etat
Une commission d'enquête du Sénat devrait rendre son rapport dans un mois sur la question des cabinets de conseil. Un livre, "Les infiltrés", qui sort ce vendredi raconte comment ces cabinets, pour la plupart anglo-saxons, ont pris le contrôle de l'État…Et c’est l’histoire d’un putsch, un putsch progressif, presque rampant, qui a changé la France de l'intérieur. Comment de très gros cabinets de conseil se sont installés au cœur de l’Etat.
Ils s'appellent McKinsey, Accenture, Boston consulting group, Cap Gemini. L’Etat leur verse des millions pour se faire assister dans tous les domaines. Pour piloter les réformes, pour rationaliser le système de santé, pour gérer les ressources humaines, ou même pour se faire conseiller en matière de stratégie militaire.
Les sommes versées chaque année à ces cabinets sont estimées entre un milliard et demi et trois milliards d’euros par an. Ces cabinets de conseil ont été particulièrement sollicités pour répondre à la crise du Covid. Dans l’urgence, le ministère de la Santé a signé au moins une cinquantaine de contrats pour se faire aider.
Un premier, le 12 mars 2020, pour connaître l’état des stocks de masque en France. Parce qu'apparemment Santé publique France, l’agence gouvernementale, n’était pas capable de faire cette estimation. Un deuxième contrat est signé une semaine après, puis un troisième en avril pour évaluer le nombre de gants et de lunettes disponibles, puis encore un autre pour compter les médicaments. Le tout pour plus de 6 millions d’euros.
Un peu plus tard, le cabinet McKinsey, leader mondial, va entrer dans la danse et facturer ses conseils 10 millions pour dix mois. Des parlementaires ont tenté de savoir quels services ont été rendus pour ce prix, ils n’ont pas obtenu de réponse satisfaisante. On sait que McKinsey a été chargé d’élaborer la stratégie vaccinale, mais l’implication de ce cabinet américain au côté du gouvernement français est restée un des secrets les mieux gardés de la république pendant presque un an…
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L'État a quasiment abandonné l’informatique
C’est dans le domaine de l’informatique que l’Etat est le plus dépendant des cabinets de conseil. A en croire cette enquête, l'État a quasiment abandonné l’informatique. A une exception près, les services des impôts, qui sont les seuls en France encore capables de mener un grand projet informatique.
Pour le reste, tout est sous-traité. Les informaticiens ne représentent que 0,68% des fonctionnaires. Et les grands ministères n’assurent plus que 10% du travail numérique en interne… C’est donc le privé qui s’occupe de tout. Avec parfois des accidents industriels. On connaît l’affaire de la paye des militaires. Un nouveau logiciel avait provoqué une catastrophe. Des milliers de militaires ne recevaient plus leur soldes…
On connaît moins l’histoire du système SIRHEN à l’Education nationale. Un bijou qui devait gérer toutes les questions des ressources humaines pour un million de fonctionnaires. Ça n'a jamais marché. Tout a été abandonné en 2018, après 10 ans de dépenses. 350 millions d’euros perdus. Dont 270 millions versés au cabinet Capgemini…
Finalement, la France a sans doute définitivement cédé aux sirènes des cabinets de conseil. Les consultants se sont infiltrés dans les ministères et ils ont imposé leur culture. Ils convertissent les administrations à ce qu’ils appellent le "Lean Management". "Lean", en anglais, ça veut dire "maigre". Puisque la grande spécialité de ces cabinets, c’est d’abord de réduire les coûts, généralement en réduisant les effectifs. Le ministère de la Justice, par exemple, a commandé un plan de "Lean services judiciaires". Pour "amaigrir" une trentaine de cours d’appel… Il y a aussi un projet de "Lean préfectures", pour faire la chasse à la perte de temps dans les préfectures. Tout un programme.
Et cette culture du consulting attire les jeunes talents. 30% des jeunes diplômés de Polytechnique et d’HEC s'orientent désormais vers le conseil. Un métier d’avenir… L’histoire de l‘infiltration des consultants au sein de l'État est donc racontée par cette enquête, "Les infiltrés", signée Matthieu Aron et Caroline Michel Aguire. Et c'est passionnant.