DOCUMENT RMC – Le témoignage de Sonia, celle qui a dénoncé Abaaoud

- - AFP
PARTIE 1 - SA RENCONTRE AVEC ABAAOUD
Sonia est une connaissance d'Hasna depuis 2011. Le dimanche 15 novembre, deux jours après les attentats, elles sont ensemble quand Hasna reçoit un coup de téléphone d’un numéro belge. "Ça lui dit qu’elle va avoir une sacrée surprise, qu’elle va être la plus heureuse du monde, raconte-t-elle sur RMC. Il faut qu’elle aille rendre service et que c’est son cousin qui a dit de la contacter. Elle me dit que c’est son cousin de 16 ans. Je lui réponds: '16 ans c’est petit, il fait froid dehors, on va aller le chercher'. Et on y va..."
Direction 2 rue des Bergeries à Aubervilliers, une zone industrielle, en contrebas de l’autoroute. Au téléphone, le correspondant au numéro belge ne les lâche pas. Une fois la voiture garée, il les guide, pas à pas, jusqu’à Abdelhamid Abaaoud, que Sonia ne reconnaît pas tout de suite. Il sort d’un buisson traverse la route et s’approche d’elles.
"Pour moi, c’était un Roumain. Il avait un bob sur la tête, baskets orange, le Bombers… Il avait des cheveux légèrement ondulés qui arrivaient au niveau des oreilles. C'était le Roumain qui te demande de laver ta vitre ou qui fait la manche", confie-t-elle. Et d'ajouter: "Hasna le regarde, elle lui saute dans les bras, l'embrasse… Et lui, il rigole il est heureux. Et il lui dit: 'Je t’ai appelé parce qu’il faut que tu nous trouves un hébergement pour 2-3 jours, et que t’ailles nous acheter des costumes et des chaussures'."
"Les terrasses dans le Xème, c'est moi"
Sonia découvre alors qui est en face de lui: Abdelhamid Abaaoud, l'un des auteurs des attentats les plus meurtriers de France. S'engage alors une conversation.
Sonia: - "Monsieur, vous avez participé au 13 novembre, à ce qui s’est passé?"
Abaaoud: - "Les terrasses dans le Xème, c'est moi et ce n'est pas terminé"
Stupéfaite, Sonia cherche alors à comprendre ce qu'il a dans la tête: - "Mais vous avez tué des gens, des innocents !"
Abaaoud: - 'Non, ils ne sont pas innocents, il faut regarder ce qu’il se passe chez nous en Syrie".
Sonia: - "Vous vous dites musulmans mais vous avez tué des musulmans"
Abaaoud: - "Ce sont des dommages collatéraux."
Est-il est agressif quand il dit ça? "Il est fier de lui, assure Sonia. C’est ça le pire… Il est rassuré, on dirait qu’il n’a peur de personne, que c’est un surhomme. Il raconte ça comme s’il racontait qu’il est parti faire les courses et qu’il avait trouvé un baril de lessive en promotion. Il est content, voilà." Alors que Sonia pensait qu'Abdelhamid Abaaoud était en Syrie, comme Hasna lui avait dit, elle interroge, avec sang-froid, le terroriste sur son parcours.
Sonia: - "Vous êtes rentrés comment? Avec les réfugiés syriens ?"
Abaaoud: - "La France c’est zéro… On est rentrés sans documents officiels. On est venus à plusieurs. Il y a des Syriens, des Irakiens, des Français, des Allemands, des Anglais. On est rentrés à 90, on est un peu partout en Ile-de-France."
"Là pour faire en sorte qu'il n'y ait plus de ratés"
Sonia découvre aussi les raisons pour lesquelles il a appelé sa cousine. Ce n’est pas fini. Il a d’autres projets terroristes. "Je lui dis pourquoi voulez-vous qu’Hasna vous aide ? Vous n’avez qu’à aller dans un hôtel et puis repartir chez vous. Il me dit que non, ils ont laissé beaucoup de traces, qu’ils vont l’identifier très rapidement. Et qu’il n’a pas terminé". Mais Sonia ne se démonte pas: "Je lui dis: 'Mais le Stade de France, vous avez tout raté' Sa phrase exacte qu’il me répond alors c’est: 'Il y a eu des ratés, je suis là pour faire en sorte qu’il n’y ait plus de ratés'".
A ce moment-là, Sonia l'assure: elle se rend bien compte qu'elle s'adresse à un terroriste. "Je m’en rends compte car il a quand même son Bombers bien gonflé et je me dis que s’il a une ceinture explosive il nous fait sauter, que si j’appelle la police il me tue… Là j’ai peur parce que je me dis que je suis face à un terroriste, qui a été endoctriné, qui a eu un lavage de cerveau qui est venu pour faire du mal. Et il me dit en plus qu’il n'a pas terminé. Je me dis donc qu'il n’a rien à perdre mais que moi j’ai beaucoup à perdre."
Sonia se rend également compte qu’Abaaoud n’est pas seul. Elle déclare en effet avoir vu une main sortir du buisson pour empêcher Hasna d’approcher. Avant de partir, Sonia entend les ultimes recommandations faites à son amie. "Il lui dit: 'Demain, il faut que tu m’aies trouvé une planque. Je vais te donner de l’argent pour que tu achètes les vêtements'. Il précise bien vouloir deux costumes et deux paires de chaussure. Il ajoute: 'Faut pas que tu reviennes habillée comme ça (elle était en niqab à ce moment-là, ndlr), demain il fait que tu viennes habillée comme les Européens'."
Les deux jeunes femmes repartent. A peine montée dans la voiture avec Hasna, le téléphone de la jeune fille sonne de nouveau. Toujours le même numéro belge qui menace Sonia si elle parle. Hasna, elle, essaie déjà de trouver un logement pour son cousin. Sonia tente de la dissuader.
"Je lui dis: 'Hasna je t’en supplie ! Arrête d’appeler tout le monde, parce que tu vas mettre des gens en danger. Ton cousin est un terroriste qui a tué des gens dans le Xème ! Personne ne va t’aider. La meilleure chose à faire c’est d’appeler la police'". Ce à quoi Hasna lui répond: "Non, il ne faut pas appeler la police. C’est mon cousin, il faut comprendre... Il va terminer son travail puis il va partir".
PARTIE 2 – SONIA DENONCE ABAAOUD ET PERMET A LA POLICE DE LE NEUTRALISER
De retour chez elle, Sonia tente encore de raisonner Hasna qui semble imperméable à la souffrance des victimes des attentats. "Je lui montre des vidéos, les familles qui sont en deuil. Le nom des gens. Je lui dis: 'Regarde ce sont des blessures de guerre, des armes de guerre. Il faut appeler la police'. Elle me répond encore qu'elle ne veut pas".
Sonia ne ferme pas l’œil de la nuit. Le lendemain en fin de matinée, Hasna quitte l’appartement pour rejoindre son cousin. Sonia n’hésite pas une seconde: elle compose le numéro d’urgence mis en place après les attentats.
"J’appelle le 197. On me rappelle une heure après, c'est le 36 Quai des Orfèvres. Ils me disent que c’est trop gros pour eux, me demande si je peux me déplacer. Je dis oui. On me rappelle 30 minutes après, c’était Levallois-Perret." Sonia se rend immédiatement au siège de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Les policiers prennent sa déposition. Mais Sonia les presse d’agir et de se rendre à Aubervilliers avant que les terroristes ne changent de lieu.
"Hasna me dit qu'elle a joué avec une kalachnikov"
"Je leur dis: 'Si vous voulez, on appelle Hasna. On y va, je vous amène jusque-là. Faut y aller vite pour arrêter ces terroristes, c’est quand même Abdelhamid Abaaoud'. J’ai l’impression qu’ils me prennent pour un clown. A mon avis ils se disent la plus grande boulette ça serait qu'Abaaoud soit là. Le commandant me réconforte en me disant: 'Moi je vous crois. Je vais vérifier tout ce que vous avez dit".
Sonia est entendue pendant plus de quatre heures. Elle rentre chez elle sous conditions: "Ils me disent de ne dire à personne que je suis venue les voir, de dire que j'étais au cinéma ou au restaurant. Avant de rentrer chez moi, le commandant me dit: 'J’attends votre appel demain'."
Quand elle arrive chez elle, Hasna est déjà rentrée. Sonia l’a prend à part. "Elle me raconte son après-midi, qu’elle a joué avec une kalachnikov, après elle me dit qu’elle est partie chercher de la substance stupéfiante, qu’elle a parlé avec le dealer qui lui a vendu, qu’elle lui a dit la vérité. Et il lui a dit qu’il avait peut-être une solution. Et il lui a trouvé la planque… " Sonia tente alors de collecter un maximum d’informations sur le lieu où vont se cacher Abaaoud et son complice, ainsi que sur leurs projets d’attentats.
"Je lui dis: 'Maintenant tu me dis la vérité'. Elle se met à pleurer et me dit qu'il va mourir: 'Tu vois les attentats qu’il t’a dit qu’il allait faire ? Ça va être le centre commercial de la Défense, un commissariat à la Défense et une crèche. Et c’est jeudi'." "Mais moi dans ma tête je sais qu’ils ne vont pas les faire parce que je vais les en empêcher", témoigne Sonia.
"Je sais qu'Hasna ne voulait pas mourir"
Toute la nuit, elle tente de raisonner la jeune fille. En vain. Le lendemain, Hasna repart aider son cousin. Sonia rappelle le policier qu’elle a rencontré et lui raconte les projets d’attentats à la Défense. Mais il lui manque encore l’adresse de la planque… Au retour d’Hasna le mardi après-midi, elle essaie une nouvelle fois d’en savoir plus: "Je demande à Hasna de me donner l'adresse, ce qu'elle fait… Je l’écris sur un bout de papier, avec le code".
Immédiatement après Sonia rappelle le policier et lui donne donc l'adresse. "Il me dit qu'ils se préparent à donner l'assaut. Je lui dis de ne pas tuer Hasna et il me certifie qu'ils ne la tueront pas, que ce n'est pas elle qui les intéresse. Elle ne les intéressait tellement pas qu'elle est morte…"
Hasna voulait-elle vraiment se rendre ? Sonia en est convaincue. "Je suis fière du Raid, sincèrement je leur tire mon chapeau, quand j’ai entendu qu’ils ont tué Abaaoud j’ai été la plus heureuse du monde. Mais quand j’ai appris qu’Hasna était morte… Pour se justifier, ils m'ont dit que c’était une kamikaze. Mais moi, je sais qu’Hasna ne voulait pas mourir. Je sais qu’Hasna s’est faite avoir par les sentiments, qu'elle recherchait l’affection qu'elle n'a jamais eu".
Sonia précise toutefois: "Ce n'est pas une victime du terrorisme. Elle a choisi d'aider son cousin. Ça veut dire qu’il a été plus fort que moi… Elle les a aidés quand même. Hasna a cautionné ce qu’a fait son cousin et elle allait cautionner encore ce qu’il allait faire."
PARTIE 3 – UN TEMOIN MAL PROTEGE ET OUBLIE
Le soir même de l’assaut de Saint-Denis, Sonia est placée en garde-à-vue, sans ménagement particulier, ce qu’elle a dû mal à comprendre. Après 48 heures au commissariat, des policiers et des membres du parquet viennent la remercier pour son geste courageux. On lui demande alors ce qu’elle veut… Sonia est épuisée, incapable de répondre, incapable de penser aux conséquences qu’il va y avoir sur sa vie. Elle souhaite rentrer chez elle, on le lui interdit. Sonia prend peu à peu conscience qu’elle est en danger et que sa vie ne sera plus jamais la même.
"On m’explique que je vais devoir changer de nom, de ville, je vais être prise en charge par des policiers spécialistes de la protection de témoins. Je ne m’attendais pas à tout ça, je ne m’attendais pas à ne pas voir ma famille, mes amis. On m’a dit de changer toutes mes habitudes, de faire attention à tout, de ne donner mon identité à personne, de ne pas dire ce qu’il s’était passé, de ne pas dire que c’était moi le 197. Il faut se taire."
Pendant plusieurs semaines, Sonia change régulièrement d’hôtel. Une période difficile pendant laquelle elle est coupée du monde. "Mon quotidien c'est d'être devant la télé, de sortir prendre un café dehors, d'aller chercher à manger. Voilà, c'est tout. Y a juste eu une soirée où j'ai voulu aller voir le Bataclan…"
Puis, quelques semaines après les attentats, elle est installée dans un nouveau logement, loin de son ancien domicile. L’assurance et la caution sont payées d’avance. Le loyer est sensiblement le même. Mais, dès le premier jour, les mauvaises surprises s’enchaînent.
"Je ne peux pas restée cachée comme ça"
"Tout ce qui arrive est à moitié irrécupérable, ma machine à laver est cassée. Ça leur aurait pris du temps de remettre un meuble avec un évier, donc on ne récupère pas la cuisine… On a des pertes financières phénoménales au niveau du mobilier, au niveau du confort quotidien. Par exemple, là où j’habitais, tout était électrique et maintenant c’est au gaz donc forcément on n’a plus de gazinière. Il faut donc investir. Mais on n’a pas les moyens d’investir".
Sonia vit avec le RSA et des allocations familiales. Elle a utilisé toutes ses économies. Elle avait un travail non déclaré qu'elle a dû arrêter et, théoriquement, elle ne peut pas en chercher d'autre parce qu'elle a dû changer de nom et que ses nouveaux documents d’identité n’ont toujours pas été refaits. "J’ai une carte d’identité avec mon ancienne identité, une carte vitale avec mon ancienne identité, en fait je vis avec mon ancienne identité sans avoir le droit de dire qui je suis, sans avoir le droit de donner mon nom à qui que ce soit parce que je dois rester cachée. Mais je ne peux pas rester cachée comme ça. Parce que, quelque part, je ne suis pas cachée…"
Sonia ne se sent pas non plus protégée. Il n'y a pas de policiers autour d'elle. Elle a seulement un téléphone de contact en cas d’urgence, joignable 24h/24. Mais ça ne l’empêche pas de se sentir parfois en danger. C’est une des raisons qui la poussent à parler aujourd’hui. Elle demande à l’Etat de tenir ses promesses et de l’aider à reconstruire sa vie. "Ils m'ont dit que c’était la première fois pour eux, que j’étais le premier cas, et qu’ils allaient homologuer une loi par rapport à ça. Moi, ce que je leur demande c’est de prendre en compte tous les désagréments qu’ils m’ont causés, toutes les dépenses que j’ai effectuées".
"Que l’Etat me prenne en considération"
"On nous a parlé de soutien psychologique, jusqu’à aujourd’hui je n'ai pas vu de psychologue. A moins que ce ne soit un fantôme ? Si je ne prends pas de somnifères, je fais des nuits blanches. Le moindre bruit, j'ai la trouille. Bien sûr qu'on a besoin d'un soutien psychologique. On n'est pas des surhommes".
Aujourd'hui Sonia est épuisée, désespérée: "En fait je crois qu’ils attendent que je fasse une dépression et que j'aille me rendre moi-même aux terroristes". Malgré toutes ces difficultés, cette précarité et cet avenir qu’elle voit sombre, une certitude: si c’était à refaire, elle n’hésiterait pas. "Même si aujourd'hui je vis mal, je vis dans la plus grande précarité, sincèrement, il vaut mieux vivre comme ça qu’avec la mort de personnes innocentes sur la conscience. Je préfère ma vie en ayant fait ce que j’ai fait que ma vie auparavant sans l’avoir fait".
Depuis cette interview, et après appels au ministère de l'Intérieur, Sonia a touché une compensation financière censée faire la transition entre son ancien niveau de vie et sa vie actuelle. On lui a aussi promis qu'elle verrait un psychologue. Elle l'attend toujours à ce jour, tout comme ses nouveaux papiers d'identité. "Maintenant, que je sois dédommagée financièrement, physiquement ou moralement… Il va falloir que l’Etat me prenne en considération. Parce que sans gens comme moi, ils n'y arriveront pas. La preuve, Abaaoud était là et ils ne le savaient pas".