Mort de Jean-Marie Le Pen: l'amour de la polémique jusqu’au rejet de sa propre famille politique

Jean-Marie et Marine Le Pen à Fréjus le 7 septembre 2014. - Valery HACHE / AFP
Tribun hors-pair, provocateur sulfureux obsédé par l'immigration et les juifs, patriarche contrarié par les siens, Jean-Marie Le Pen, décédé mardi à l'âge de 96 ans, a sorti l'extrême droite française de sa marginalité au cours d'une carrière politique qui a marqué la Ve République.
Le "Menhir" n'a jamais exprimé aucun regret pour ses dérapages, contrôlés ou non, répétés souvent, qui lui ont valu plusieurs condamnations en justice: des chambres à gaz "point de détail de l'histoire", à "l'inégalité des races" (1996), en passant par l'Occupation allemande "pas particulièrement inhumaine" (2005) ou l'agression physique d'une adversaire socialiste (1997).
"Je vais te faire courir, moi, tu vas voir, rouquin... Pédé!", s'en était-il encore pris à un militant hostile.
Éternel provocateur et défricheur des extrêmes droites européennes, Le Pen voulait-il vraiment le pouvoir? "On ne me l'a jamais apporté sur un plateau", se victimisait-il. Mais "au fond de lui, il ne voulait pas gouverner", croit surtout savoir le journaliste Serge Moati qui a suivi "le diable de la République" pendant 25 ans au gré de documentaires et ouvrages.
"Avoir été considéré comme un réprouvé, un exclu, un antisystème, l'a en fait arrangé et lui a donné paradoxalement une popularité qui s'est traduite progressivement dans les urnes", décrypte le réalisateur.
"Un Front (national, ndlr) gentil, ça n'intéresse personne", résumait Le Pen, en ironisant: "avant le 'détail', 2,2 millions d'électeurs; après, 4,4 millions".
Au fil de soixante ans de carrière et cinq présidentielles, Le Pen a réveillé une extrême droite française jusqu'alors disqualifiée par la Collaboration.
Benjamin de l'Assemblée
Il devient en 1956, à 27 ans, benjamin de l'Assemblée nationale sur les listes poujadistes, dans une IVe République déclinante. Puis il repart, en Algérie cette fois, où il sera accusé de tortures - ce qu'il conteste. Anticommuniste viscéral, Jean-Maire Le Pen dirige en 1965 la campagne présidentielle de l'avocat d'extrême droite Jean-Louis Tixier-Vignancour puis est désigné en 1972 à la tête d'un nouveau parti qui réunit des néofascistes: le Front national.
Le Pen, une marionnette d'Ordre nouveau, ce groupuscule qui cherchait une "façade" respectable en la personne de cet ancien parlementaire? Peut-être. Mais le tribun, le visage barré d'un bandeau après la perte d'un oeil lors d'un accident domestique, se montre stratège et finit par s'imposer comme leader de droit et de fait de cette machine électorale. Et lui choisit le même emblème que celui du MSI, le parti italien resté fidèle à Mussolini: une flamme tricolore.
Premiers succès dès les municipales 1983, et un thème favori répété à l'envi: "Un million de chômeurs, c'est un million d'immigrés en trop". L'année suivante, il frôle les 11% aux élections européennes - aidé, déplore la droite, par le président socialiste François Mitterrand qui lui a fait ouvrir grand les portes des studios de télévision lors de la campagne.
Les slogans s'enchaînent: "Les Français d'abord", puis "Le Pen, le peuple", lui qui est devenu millionnaire après avoir hérité en 1976, notamment, d'un hôtel particulier dans le prolongement des beaux quartiers parisiens. Mais à côté des splendeurs - 15% aux présidentielles de 1988 et 1995 -, celui qui gère le FN comme "une boutique familiale" et sa famille comme une entreprise politique, doit essuyer les misères des divisions.
À la fin des années 80, son orgueil est mis à mal lorsque son épouse et mère de ses trois filles le quitte brutalement avant de poser nue dans le magazine Playboy - la France antilepéniste persifle. Dix ans plus tard, alors que le dauphin Bruno Mégret tente en vain de prendre le parti, Le Pen renie en direct au 20h de TF1 la fille promise à l'héritage politique, Marie-Caroline. Sa faute? Avoir suivi son mégretiste de mari.
C'est finalement la benjamine de la fratrie, Marine, qui est désignée pour reprendre le flambeau. Devenue présidente du FN en 2011, Le Pen fille se veut loyale: "Je prends l'ensemble de l'histoire de mon parti et j'assume tout".
"Durafour... crématoire"
Le passif est pourtant lourd, Le Pen père ayant notamment montré tout au long de sa carrière une obsession pour les juifs. En 1958, il avait pointé à l'endroit de l'ancien chef du gouvernement Pierre Mendès France "un certain nombre de répulsions patriotiques et presque physiques".
Condamné à la fin des années 60 pour apologie de crime de guerre après avoir édité un disque de chants du IIIe Reich, c'est en 1987 qu'il compare pour la première fois la Shoah à "un détail de l'Histoire". Un an plus tard, il ose un jeu de mot avec le nom du ministre Michel Durafour, "...crématoire!".
"Un certain nombre de juifs considèrent qu'ils ont une immunité qui est liée à ce trait et que les autres leur doivent en quelque sorte une révérence, certains même une prosternation particulière", déplore-t-il en 1991.
Dans ses Mémoires, il enfonce: "L'antisémitisme garantit l'homogénéité du groupe juif, les sionistes le savent". Mais lorsqu'en juin 2014, Jean-Marie Le Pen, président d'honneur du parti, s'en prend aux artistes engagés contre le FN et lance à propos du chanteur Patrick Bruel, de confession juive: "On fera une fournée la prochaine fois!". Marine Le Pen condamne la "faute politique" de son père, qui dément toute "connotation antisémite" au mot "fournée".
Le 2 avril 2015, Jean-Marie Le Pen réitère ses propos sur les chambres à gaz, "point de détail" de l'Histoire, et affirme le 7 qu'il n'a jamais considéré le maréchal Pétain comme un "traître". Marine Le Pen parle d'un "suicide politique".
Le 4 mai 2015, Jean-Marie Le Pen est suspendu par les instances du FN de sa qualité d'adhérent. Il dénonce "une félonie", demande que sa fille lui "rende (son) nom". Le 2 juillet, la justice annule pour une question de forme la suspension. Le FN fait appel.
Le 7 juillet, Jean-Marie Le Pen demande en référé l'annulation du congrès du parti où son éviction doit être actée par un vote des adhérents. Le lendemain, la consultation est suspendue par les juges, car le FN a organisé ce congrès par correspondance et non sous forme physique.
Exclu par sa fille
Le 20 août 2015, Jean-Marie Le Pen est exclu du FN par le bureau exécutif. "C'est moi qui suis le Front national", réagit-il. "Disons que c'est notre petite Femen personnelle", ironise la présidente du FN à propos de la venue annoncée de son père à l'université d'été du parti.
Le 17 novembre 2016, la justice valide l'exclusion de Jean-Marie Le Pen en tant que membre du FN, mais l'autorise à rester président d'honneur. Le FN fait appel. Le 16 avril 2017, le père, qui a participé au financement de la campagne de sa fille, tweete qu'il votera bien pour "Marine" au premier tour de la présidentielle. Mais déclare qu'ensuite "peut-être elle a manqué de hauteur" lors de son débat avec Emmanuel Macron.
Jean-Marie Le Pen renonce, pour la première fois, à participer au congrès du 10 mars 2018 à Lille, où les militants suppriment le poste de président d'honneur. En juin, contre son avis, le FN est rebaptisé Rassemblement national (RN), présidé jusqu'à novembre 2022 par sa fille.
Réchauffement familial
Malgré les différends, Jean-Marie Le Pen réunit ses trois filles le 30 juin 2018 lors d'une soirée pour ses 90 ans. Il se réconcilie avec Marine et avec son aînée Marie-Caroline, bannie 20 ans plus tôt pour avoir fait dissidence.
Dans le deuxième tome de ses mémoires, en octobre 2019, le patriarche estime que la benjamine de ses filles commet "des fautes" parce qu'elle "n'a pas confiance en elle". A l'inverse, il tresse des lauriers à sa petite-fille Marion Maréchal.
En janvier 2021, il dit souhaiter la victoire de sa fille à la présidentielle de 2022. Un an plus tard, il déclare que "bien sûr (il) soutient" Marine, même s'il a "de la sympathie" pour Eric Zemmour, rallié ensuite par Marion Maréchal. Marine Le Pen ne s'est exprimée que très rarement sur son père.
En janvier 2022, elle avait tout de même indiqué qu'en cas de victoire à la présidentielle, son premier coup de téléphone serait pour lui. Le 10 avril, elle échoue (41,5%) au second tour du scrutin face à Emmanuel Macron. Plus récemment, en novembre 2024, la leader d'extrême droite avait fait part de ses "inquiétudes" sur l'état de santé de son père.