Un mois après Irma, comment Saint-Martin est devenue l'île aux rumeurs

Une rue dévastée de Saint-Martin - AFP
Céline Martelet et Benoît Ballet sont reporters à RMC.
"Vendredi 8 septembre. 8h du matin. Après 15h de bateau depuis la Guadeloupe, nous voilà donc enfin au large de Saint-Martin. Aux côtés d’une centaine de sapeurs-pompiers du détachement d'Île-de-France et d’équipes de la sécurité civile, nous découvrons depuis notre embarcation une île dévastée. Elle n’est plus verte mais marron. Comme si un immense incendie l’avait dévasté! Et effectivement, le sable, l’eau salée de la mer aspirée par Irma et ses rafales de près de 400 km/h ont bien brulé la végétation. Un phénomène unique aux ouragans.
Face à un tel paysage dévasté, les sapeurs-pompiers imaginent le pire. Dans ce bateau, il y les meilleurs, la crème de la crème des secouristes français. Ils étaient en Haïti pour le tremblement de terre en 2010, au Japon après le tsunami… Pendant ces 15 heures de voyage, ils ont briefé les journalistes: nous ne savons pas ce que nous allons découvrir, il faut nous préparer à trouver des victimes, de très nombreuses victimes. Le 6 septembre, la ministre des Outre-mer, Annick Girardin annonce elle-même qu’il faut "se préparer au pire".
"Nous comprenons très vite qu’il n’y a pas des centaines de morts"
Sauf qu’une fois débarqués à Saint-Martin, nous comprenons très vite qu’il n’y a pas des centaines de morts. Pas de victimes coincées sous les décombres, ou noyées. Non, les Saints-Martinois ont su se protéger! Ils ont su trouver refuge dans leur baignoire, dans leur salle de bains. L’île est dévastée ça c’est une certitude. Comme après un tremblement de terre. Mais là, les habitants ont eu le temps de prendre leur précaution.
Dès notre arrivée, nous ne sommes donc pas confrontés à des victimes mais à la rumeur. A peine le pied posé au sol, les premiers témoignages sont effrayants: "Ne sortez pas du port, il y a des pillages. Des hommes errent dans les rues avec des machettes". Quelques minutes plus tard, nous sortons du port embarqué dans un pick-up conduit par Paul, un guadeloupéen de Saint-Martin. Et non, nous n’avons pas vu des bandes armées de machettes qui dépouillent les passants. Oui des magasins ont été pillés. Des bijouteries, des parfumeries, des magasins de vêtements ont été vidées mais il n’y a eu aucun coup de feu!
"Dans les quartiers les plus aisés des pères de familles vont chercher à s’armer"
Mais trop tard, la rumeur s’est répandue sur l’île. Dans les quartiers les plus aisés, les habitants, des pères de familles souvent, vont donc chercher à s’armer. Tous paniquent parce que pendant les 36 heures qui ont suivi le passage d’Irma ils ont été seuls, coupés du monde. Pas de téléphone, pas de nouvelles de l’extérieur. Les gendarmes eux-mêmes, ont été touchés: ils ne peuvent pas patrouiller partout. Un jeune homme va ainsi passer toute sa journée du vendredi à tenter de joindre sa mère pour récupérer le code de son coffre-fort. Un coffre où sont cachées les armes de la famille. Des milices privées s’organisent à l’entrée de ces quartiers. Des check-point sont installés. Les hommes y passent leurs nuit armés de club de golf, de machettes, de harpons… Certains dissimulent à peine sous leur T-shirt une arme de poing. On se croirait dans les pires heures de la révolution Tunisienne, ou en Libye avec les rebelles. Mais non, nous sommes bien en France! Une île française coupée du monde où l’Etat lui-même sinistré n’est plus là pour stopper ces folles rumeurs.
L’Etat lui aussi va relayer la rumeur. Le samedi 9 septembre, plusieurs équipes de journalistes sont rassemblés dans un abri en attendant le passage de José, l’autre ouragan. En fin de journée, une capitaine de gendarmerie vient annoncer devant les micros et les caméras que "la prison côté hollandais a subi de graves détériorations et une brèche s'est faite dans une des cloisons, ce qui a permis à 250 détenus de recouvrer leur liberté". Et elle ajoute que ces détenus sont passés par l’armurerie avant de prendre la fuite. La gendarmerie côté français est donc en alerte maximale. Quelques heures plus tard, le général Jean-Marc Descoux, à la tête des gendarmes de l’île, vient démentir en personne l’information. Non, il n’y a pas eu d’évasion: à demi-mot, il reconnait que ses équipes ont aussi été victime de la rumeur. Du jamais vu pour lui et pour les journalistes sur place.
Rumeur toujours. Des cadavres seraient enfouis sous les décombres, des corps seraient venus s’échouer sur les plages. Des dizaines voire des centaines! Les médias forcément étaient au courant et évidemment on nous aurait demandé de le cacher. Le complotisme comme allié parfait de la rumeur. A chaque interview, il nous a fallu démentir: non, les corps ne s’entassent pas à la morgue de Saint-Martin.
"Un homme a tiré plusieurs coups de feu dans son jardin: il pensait être la cible de pilleurs"
Lundi 11 septembre, nous suivons pendant quelques heures Samuel Finielz, le procureur de la République de Basse-Terre. Son tribunal ne fonctionne plus. Avec son vice-procureur, il a donc trouvé refuge à la gendarmerie. Et ce matin-là, les deux magistrats traitent une première garde à vue. Un homme est interrogé dans une pièce. La veille, il a tiré plusieurs coups de feux dans son jardin, parce qu'il pensait être la cible de pilleurs. Qui s'avèreront finalement être ses voisins. Heureusement, l’homme n’a pas fait de victimes. Trois semaines après le passage de l’ouragan, Samuel Finielz a traité au total 30 procédures pour vols et possessions d’armes.
Travailler à Saint Martin pendant les 10 jours qui ont suivi Irma, c’est aussi passer beaucoup de temps à réconforter les habitants, surtout ceux originaires de métropole. Ils ont tous eu l’impression d’être abandonnés par l’Etat pendant au moins 48h. Ils se sont vus mourir. Ils ont vu le petit paradis où ils vivaient être arraché par l’ouragan. Ils ont dû se rationner, ne manger qu’une fois par jour, boire au minimum… Comme dans un pays en proie à un conflit. Sauf que Saint-Martin n’était pas en guerre."