Législatives: sera-t-il possible de gouverner après les élections?

Pas moins de 218 désistements, en majorité à gauche, après le premier tour des élections législatives, pour faire "front républicain" face au Rassemblement national. Jordan Bardella a assuré pourtant, dans Le Figaro, mardi 2 juillet 2024, qu'il aura bien la majorité absolue après le second tour. Est-ce encore bien réaliste?
>> Suivez notre direct sur les législatives anticipées
"Ce qui est sûr, c'est qu'on a eu, de toute la Ve république, le premier tour le moins déchiffrable", explique ce jeudi Anne-Charlène Bezzina, politologue et constitutionnaliste. "Une forme d'élection dans l'élection se joue" entre les deux tours, analyse-t-elle dans Apolline Matin sur RMC et RMC Story.
Tout dépendra du mouvement de l'opinion, selon elle. "Les consignes seront-elles suivies? Est-ce que le désistement d'un candidat amènera nécessairement à voter pour un autre? Va-t-on voir un regain de mobilisation? Ou peut-être même une forme d'abstention, de rejet? On ne sait pas, on n'est jamais propriétaire de ses voix et dans ces élections rien n'est prévisible", poursuit-elle.
Plusieurs types de majorité relative
Si le RN décroche la majorité absolue, avec 289 sièges, Jordan Bardella sera nommé Premier ministre et gouvernera la France. Et s'il en arrive tout proche, avec 270 ou 280 députés? Le RN irait peut-être chercher des alliés ailleurs.
"La majorité relative est ici théâtralisée par Jordan Bardella pour son parti comme quelque chose d'impossible, d'irréalisable par rapport à ce qu'il souhaite mettre en œuvre dans son programme. Mais Michel Rocard, le général de Gaulle en 1958, Elisabeth Borne ou encore Gabriel Attal ont pu gouverner en période de majorité relative", rappelle Anne-Charlène Bezzina.
Elle poursuit: "Je ne dis pas que nos institutions sont friandes de ce type de scénario. La Ve République fonctionne mieux avec un président, un Premier ministre et une Assemblée de la même couleur. Mais je vois mal le RN proposer de faire une politique de la chaise vide, en quelque sorte, au niveau du gouvernement alors qu'ils obtiennent une majorité relative confortable de 260 ou 270 sièges."
Jordan Bardella pourrait-il se permettre de refuser? "Il y a la pression de l'opinion, vous avez été élu pour accomplir quelque chose et occuper le poste, et la pression du parti", selon la politologue. Elle évoque par exemple la possibilité de laisser la place à quelqu'un d'autre dans une majorité élargie: "On peut penser à un LR un peu plus soft dans sa ligne politique."
Surtout, "il y a majorité relative et majorité relative", souligne Anne-Charlène Bezzina. "À 270 sièges, elle peut amener à des alliances d'appareils; à 240 sièges, elle est plus complexe, mais peut encore permettre une gouvernance; à 220 sièges, on est sur un scénario très compliqué", illustre-t-elle.
Trouver une gouvernance pour le pays
Il faudra alors trouver une autre majorité, une alternative. Gabriel Attal parle d'une majorité "plurielle", la cheffe des Ecologistes Marine Tondelier ne ferme pas complètement la porte, la PS Johanna Rolland parle d'alliances, mais sur la base du programme du Nouveau Front populaire. "Tout dépend de qui accepte de se mettre autour de quelle table", explique Anne-Charlène Bezzina.
"Le scénario d'une grande coalition nationale ne choque pas du tout les grandes démocraties. La France n'a pas l'habitude de cela, nos institutions sont faites de manière assez unilatérale, l'exécutif décide."
"Si on a une majorité à ce point fracturée, qui est le plus légitime à présenter un gouvernement?", interroge la politologue. "Que le président ait un pouvoir propre, il l'a fait savoir dans les médias, pour choisir le Premier ministre, c'est de bonne guerre. François Mitterrand a fait semblant de choisir pendant 2 jours en 1986...", sourit-elle. Mais, en réalité, c'est le groupe qui obtiendra une majorité, "même une courte", dans l'hémicycle qui décidera de l'avenir.
Si le RN refuse d'accéder au pouvoir en fonction de son nombre de sièges, il n'en faudra pas moins trouver une gouvernance pour le pays. "Ce n'est pas une option", souligne la politiste. Et pour cause, il ne pourra pas y avoir une nouvelle dissolution dans l'année qui suit ces élections, comme le stipule l'article 12 de la Constitution. Donc pas avant le 9 juin 2025, au plus tôt.
"Et même si on change de président de la République, on gardera cette situation d'Assemblée nationale complètement fracturée", souligne encore Anne-Charlène Bezzina. Une hypothétique démission d'Emmanuel Macron - écartée par son père dans une interview donnée au Dauphiné Libéré et à L'Est Républicain - ne résoudrait donc pas le problème d'un possible blocage après les législatives.
"Coup d'État administratif" et principe de continuité de l'État
Dans tous les cas, "il y a un principe de réalité: celui de continuité de l'État, qui est constitutionnel", précise Anne-Charlène Bezzina sur RMC. Les affaires courantes pourraient être gérées par le gouvernement actuel, qui "survivrait" pendant les JO par exemple, ou le temps de se mettre d'accord. "Donc l'État fonctionnera, notre haute administration et l'administration publique sont là pour le garantir."
Marine Le Pen a estimé mardi qu'Emmanuel Macron tenterait de mettre des bâtons dans les roues d'un éventuel gouvernement RN, en nommant des soutiens de la macronie aux plus hauts postes de l'administration lors du Conseil des ministres ce mercredi. Un "coup d'Etat administratif", pour la cheffe de file du parti d'extrême droite.
"Il faut faire très attention avec ce terme", qui désigne "une prise de pouvoir violente et illégale", prévient Anne-Charlène Bezzina. Le chef de l'État peut bien procéder à des nominations, dans le cadre de ses fonctions, "ici dans le respect de l'article 13 de notre Constitution". Une loi qui "donne tout pouvoir à notre président de la République pour choisir aux plus hautes autorités des personnalités, qui ont une couleur politique", reconnaît-elle. "C'est la vérité de la Ve République."
"On ne peut pas dire que les nominations sont apolitisées."
"Le président a un pouvoir de nomination, mais contresigné", nuance Anne-Charlène Bezzina, c'est-à-dire que "le Premier ministre - ou le ministre responsable - doit apporter sa signature, donc cela va forcément amener à des tractations". Le chef du gouvernement lui-même a un pouvoir de nomination, selon l'article 21 de la Constitution. "Pendant toutes les cohabitations qu'on a connues, les nominations ont été vraiment richement moins politisées" puisque tant que les autorités ne se mettent pas d'accord des noms sont proposés.
Une cohabitation qui promet d'être tendue? Quel que soit le résultat du 7 juillet, la constitutionnaliste l'affirme: "On doit tous réagir en démocrates."