"Il faut débaptiser par dignité pour ces femmes": une demande déposée pour changer le nom d’un centre Abbé-Pierre

Le scandale a éclaté avec la publication le 17 juillet d'un rapport indépendant commandé par Emmaüs et la Fondation Abbé Pierre. Témoignages à l'appui, plusieurs femmes accusent le prêtre d'agressions sexuelles commises entre la fin des années 1970 et 2005, deux ans avant sa mort.
L'affaire a eu l'effet d'un coup de tonnerre tant l'abbé Pierre, longtemps personnalité préférée des Français, défenseur inlassable des sans-abri et des mal-logés, faisait figure d'icône. Pourtant, l'abbé avait lui-même évoqué en 2005 des expériences sexuelles dans son livre "Mon Dieu... pourquoi?". "Consacrer sa vie à Dieu n'enlève rien à la force du désir, et il m'est arrivé d'y céder de manière passagère", y confessait-il.
"Pas un saint"
L'historienne au CNRS Axelle Brodiez-Dolino, autrice d'un essai "Emmaüs et l'abbé Pierre", a expliqué dans Le Monde: "L'abbé Pierre a toujours clamé qu'il n'était pas un saint. Il s'est livré à des actes consentis, mais aussi non consentis".
"Son entourage à Emmaüs savait. L'Église a, quant à elle, tenté d'étouffer d'abord ses actes, puis ses paroles", ajoute-t-elle dans une tribune du 1ᵉʳ août. "Ceux qui savaient n'ont jamais voulu détailler" car "l'icône rendait davantage service sur son piédestal".
L'historienne explique qu'en 1957, l'Église a opté avec le concours de la direction d'Emmaüs pour une "exfiltration" de l'abbé en Suisse, dans une clinique psychiatrique, qui durera six mois.
Avec son ouvrage publié en 2009, l'historienne n'a pas été la première à évoquer ses faits. En 1992 déjà, rappelle-t-elle, l'historien Pierre Lunel publie un essai intitulé "L'abbé Pierre, quarante ans d'amour", où il parle d'"inconduites" et estime qu'"Emmaüs est à la merci de la moindre révélation".
Les accusations lancées en juillet remontent aux années 1970, mais selon Libération, l'affaire démarre en fait dès le milieu des années 50, notamment lors d'un voyage en 1956 à New York où deux femmes se plaignent de son comportement.
"D'importantes personnalités de l'Église catholique" sont alors informées de son inconduite, assure le quotidien, qui évoque aussi une "exfiltration" du Québec en 1963 "à cause de sa conduite avec les femmes".
Une demande pour débaptiser le centre Abbé-Pierre d’Esteville
Les révélations d’agressions sexuelles portées contre l’Abbé Pierre hantent également la ville d’Esteville, en Seine-Maritime. D’après France Inter, un dossier a été déposé en interne au sein de l'association Emmaüs pour débaptiser le centre Abbé-Pierre Emmaüs d'Esteville, lieu de mémoire consacré à l'icône de la lutte contre le mal-logement.
Mais ce n’est pas tout, parce qu’Esteville entretient une relation toute particulière avec l’Abbé Pierre. C’est là qu’est enterré l’ancien homme d’Église. Dans la ville, tout rappelle le religieux: il y a une route Emmaüs et un tableau qui représente toujours l’Abbé Pierre à l’entrée de l'Église.
Autre sujet de débat: l’école, puisque, là aussi, le groupe scolaire porte le nom de l’Abbé Pierre. Et au sein des familles d’Esteville, tout le monde n’est pas d’accord. Si certains veulent absolument que le groupe scolaire soit rebaptisé, à l’inverse, beaucoup estiment que si cette école existe, c'est grâce à l’ancien prêtre.
Cette piste est pourtant envisagée par la mairie d'Esteville. Elle devra trouver "le juste milieu entre l'héritage de l'abbé Pierre et l'effroi suscité par les révélations", écrit dans un communiqué le maire de la ville.
Une icône qui n'est plus intouchable
Dans l’émission RMC Estelle Midi, les chroniqueurs débattent du sujet: faut-il débaptiser le centre Abbé Pierre? Pour Yaël Mellul, avocate, c’est une question complexe: “comment faire la part des choses entre l’agresseur et l’icône?”.
Elle poursuit: “Mais pour moi, on ne peut pas faire cette distinction, il faut débaptiser par dignité pour ces femmes qui ont eu ce courage immense de dénoncer. Plus personne ne le défend, il y a une manifestation de la vérité a posteriori”.
Yael Mellul comprend toutefois que cette décision puisse vexer des Français, puisqu’on s’attaque à une personne qui était jusque-là intouchable.
Jean-Marie, auditeur, est embêté, car l’abbé pierre étant mort, ne peut pas se défendre. “Tu envoies une petite fille dans une école nommée Abbé Pierre, quel message tu lui envoies à cette enfant? Il ne s’agit pas de juger un mort, mais de juger ses actes”, conclut Jérôme Lavrilleux, chroniqueur.