6 à 27 centimes par vêtement Shein: les conditions de travail des ouvriers encore pointées du doigt

Le logo de la plateforme de fast-fashion Shein affiché sur un smartphone, avec la page du site Web de l'entreprise en arrière-plan, le 6 décembre 2024 à Bangkok, en Thaïlande (photo d'illustration). - MANAN VATSYAYANA / AFP
Des cadences de travail de 10 à 12 heures par jour, des vêtements payés de 6 à 27 centimes ou encore des protections sociales et des conditions de sécurité inexistantes...
Ces faits alarmants sur les conditions de travail des ouvriers chinois sous traitants de la marque Shein ont été révélés, ce mercredi 31 juillet, par l'association ActionAid France avec l'ONG China Labor Watch.
L'enquête, qui s'intitule "Shein: la mode qui va vite et qui fait mal", a été mené par des chercheuses du China Labor Watch. Celles-ci se sont fait embaucher dans des ateliers produisant pour Shein à Kangle, en Chine, pour observer les conditions de travail sur place. Elles ont pu recueillir une cinquantaine de témoignages, à l’intérieur et à l’extérieur des ateliers. RMC Conso a pu la consulter.
Jusqu'à 50.000 nouveaux produits par jour
Créée en 2008 en Chine sous le nom de Shinside, la marque Shein est au départ spécialisée dans la vente de robes de mariées et méconnue du public pendant plusieurs années.
En 2015, celle-ci change de nom et se tourne vers la fast-fashion. En seulement dix ans, elle se transforme en véritable "mastodonte du textile ultra bon marché" et "plateforme mondiale de vente en ligne". L'enseigne est d'ailleurs présente dans 150 pays.
Mais comment est-elle parvenue à atteindre près de 38 milliards de dollars de chiffres d'affaires en 2024? C'est parce qu'elle a poussé les logiques à l'extrême du modèle de production massif et accéléré, déjà bien rodé par des marques comme Zara, H&M et Pimark, vers un système de production à la demande.
Comme l'explique l'enquête, l’entreprise passe d’abord des commandes tests auprès d'une constellation de petits fournisseurs chinois. Ses algorithmes, dopés à l’intelligence artificielle, évaluent la demande, puis une production plus massive est lancée pour les articles populaires, quasi instantanément. Ce modèle ultra réactif permet de limiter les invendus, de réduire les stocks, et donc, les coûts de stockage.
L'autre particularité de Shein, c'est le renouvellement à l'infini et à la seconde de ses collections. Selon une enquête de France TV, chaque jour, une moyenne de 7.000 nouveaux articles sont versés sur le site de la marque, avec des pics pouvant atteindre jusqu’à 50.000 ajouts. À titre de comparaison, le catalogue d'H&M compte environ 30.000 références.
Ce renouvellement des produits est lui même fondé sur l’obsolescence émotionnelle. "Il s’agit de pousser les consommateurs à ne plus désirer ce qui a été acheté la veille", pointe l'enquête. Les produits sont de faible qualité et leur durée de vie limitée, ce qui renforce ce cercle vicieux de la surconsommation. Le tout sur fond de prix dérisoires et d'une politique de retour gratuite.
Des logiques qui séduisent de plus en plus de consommateurs, notamment les jeunes. Selon une récente étude de l'Ademe et de l'ObSoCo, 45% des consommateurs achètent leurs vêtements dans des magasins de fast fashion (H&M, Zara et Primark principalement) et 24% sur des plateformes d'ultra fast fashion, comme Shein, Tému ou Asos. Shein qui est d'ailleurs devenue, en 2024, l'enseigne où les Français ont le plus dépensé.
L'autre réalité sous-jacente, c'est que ce type de produits ne sont finalement que très peu portés. 75% de la clientèle de Shein a déclaré porter les vêtements seulement une dizaine de fois en moyenne.
D’après Reuters, Shein exporte 5.000 tonnes de vêtements par avion, par jour, soit l’équivalent de 22 millions de t-shirts. "En seulement trois jours, cela suffirait à habiller l’ensemble de la population française", compare l'enquête.
Des villages entiers dédiés à la production textile
Extraction des ressources naturelles à un rythme insoutenable, transport par avion... Les conséquences environnementales de ce modèle ne sont plus à prouver. Selon le rapport de durabilité 2024 de Shein, l’entreprise a émis 26,2 millions de tonnes de CO2 soit une hausse de 23,1 % par rapport à 2023.
En revanche, les conséquences sociales de cette industrie sont souvent passées sous silence. Venue des régions rurales du Hubei, du Jiangxi ou du Fujian, la main d’œuvre migrante afflue vers les villes du sud-est comme à Guangzhou, dans l’espoir d’y trouver du travail.
Près de 139 villages urbains à Guangzhou sont le moteur de la production textile et abritent de nombreux ateliers sous-traitants de Shein. Par exemple, le village de Kangle concentre plus de 100.000 habitants sur à peine un kilomètre carré. Cette multitude d’ateliers de confection sont pris dans une logique de concurrence féroce qui fait chuter les salaires et la qualité des produits.
Les risques en matière de sécurité sont nombreux: ruelles étroites et mal éclairées, bâtiments entassés les uns sur les autres, réseaux de plomberie et d’électricité non conformes, normes relatives à la sécurité incendie quasi inexistantes, pièces de vie surchauffées et exiguës etc.
Ces ateliers sont souvent anonymes et sans existence légale. Ils ne produisent pas exclusivement pour Shein et ne sont ni contractuellement liés à la marque ni officiellement identifiés par celle-ci comme fournisseurs directs. Un moyen pour la marque de se dédouaner plus facilement de toute responsabilité.
Un paiement à la pièce
Sans contrat pour la plupart, les ouvriers de ces ateliers travaillent 10 à 12 heures par jour, et parfois jusqu'à 3 ou 4 heures du matin. Ils sont payés à la pièce produite et selon la complexité de la tâche pour des montants allant de 6 à 27 centimes par vêtement. Les heures supplémentaires ne sont pas rémunérées.
D'après l'étude, certaines personnes déclarent pouvoir atteindre un "bon salaire", à condition d’y consacrer au minimum 11 heures par jour, 6 à 7 jours sur 7, sans véritable temps de repos.
Le coût de la vie mensuel pour une personne seule à Guangzhou est estimé à environ 4229 ryuan soit 502 euros, sans logement. À raison de 0,5 yuan par pièce, un ouvrier devrait produire près de 300 pièces par jour pour espérer atteindre ce seuil.
Des revenus précaires, sur fond de pression constante, et qui sont en plus instables à cause des variations de la demande des consommateurs liées aux pics commerciaux comme le Black Friday ou Noël.
Une fois ces échéances passées, les ouvriers peuvent "se retrouver sans travail du jour au lendemain", dénonce l'enquête. "Beaucoup disent accepter les cadences infernales par anticipation de l’instabilité financière. La misère est ainsi organisée."
Au-delà des fluctuations liées la demande, la production peut également être affectée par des pressions extérieures, comme par exemple les droits de douane imposés par l’administration Trump. En anticipation, la production a fortement augmenté à Kangle entre décembre 2024 et février 2025.
Après l’entrée en vigueur, Shein a annoncé une hausse de ses prix en avril 2025. La chute des ventes a été immédiate et les usines qui tournaient à 100.000 pièces par mois n’en produisaient plus que 60.000. S'en est suvie une vague de licenciements et de pertes d’emploi.
Inégalités de genre, problèmes de santé...
Majoritaires sur les chaînes de production, les femmes sont celles qui pâtissent le plus de ce système. La répartition des tâches reste très genrée.
Face aux hommes qui conservent un accès privilégié aux postes demandant de la force physique ou l’usage de machines, celles-ci sont reléguées à des fonctions secondaires et moins rémunérées comme le tri des tissus. Pire encore, certaines usines recrutent des couples, mais le travail de la femme n’est pas rémunéré.
Les femmes sont également victimes de violences sexistes et sexuelles, notamment verbales, dans les ateliers. "Sans contrat, sans procédure de plainte ni mécanismes de protection, les travailleuses se disent impuissantes face aux abus", alerte l'enquête.
Autre problématique des femmes: leurs enfants, que bon nombre d'entre elles sont contraintes d'emmener dans les ateliers, mais qui les expose à des risques physiques ou encore à l’isolement social.
Ce travail se fait au détriment de toutes les considérations en matière de santé, avec notamment l'absence de masques dans des environnements où les microparticules synthétiques sont omniprésentes. Celles-ci peuvent exposer les ouvrières à des risques graves pour leur santé, d’autant qu’aucun suivi médical n’est assuré. En plus, elles travaillent à côté de matériaux hautement inflammables.
Leur statut informel, sans "droits urbains", fait qu'elles ne sont pas répertoriées dans le système administratif de la ville et n’ont donc accès ni aux soins ni à l’école publique pour leurs enfants.
"La viabilité économique de l’industrie repose sur la précarité organisée de sa main-d’œuvre, tant que l’exploitation reste rentable, le modèle Shein continuera à prospérer", souligne Salma Lamqaddam, chargée de campagnes pour les droits des femmes au travail au sein d'ActionAid France.
"Réguler l'ensemble de l'industrie avec exigence"
Face à cette situation plus que préoccupante, "il devient désormais indispensable de réguler l’ensemble de l’industrie avec exigence pour endiguer durablement les abus et imposer un changement vertueux des pratiques", avancent les deux associations dans leur enquête.
De nombreux mouvements positifs se font sentir, entre la mobilisation de l'opinion publique et le durcissement progressif de l'environnement réglementaire avec notamment la taxe sur les petits colis ou encore la proposition de loi anti fast fashion, adoptée le 10 juin dernier par le Sénat. "Le modèle économique de Shein est de plus en plus remis en question", se réjouissent-elles.
Pour autant, l'enquête dénonce l'exclusion dans la loi d'acteurs plus installés, qui "donne l’illusion que le reste du secteur serait vertueux par nature", mais aussi sur le fait qu'elle reste "aveugle" sur les droits humains.
ActionAid France demande ainsi à Shein de:
- renforcer la transparence de la chaîne d’approvisionnement (liste complète des fournisseurs) et de s’assurer que toutes les usines partenaires disposent des autorisations légales pour opérer
- renforcer le contrôle dans les usines (mécanisme d'audit indépendant)
- améliorer les conditions de travail (salaires dignes, interdiction de la politique de rémunération à la tâche, accès aux protections sociales)
- garantir la sécurité sur le lieu de travail (équipements de protection)
- mettre fin aux violences de genre (mécanismes de plaintes et de sanctions, égalité salariale, dispositifs de soutien à la garde d'enfants)
La coalition "Stop Fast Fashion", dont ActionAid France fait partie, appelle les parlementaires à rééquilibrer la loi lors de la commission mixte paritaire prévue à la rentrée 2025.
"Des accusations infondées"
De son côté, Shein conteste cette enquête. "Ce rapport repose sur des accusations infondées et des affirmations spéculatives, et nous en rejetons les conclusions. Shein s'engage à créer un environnement de travail sûr à tous les employés de ses fournisseurs tiers. Nous consacrons beaucoup de temps, d'investissement et d'efforts pour garantir que les travailleurs de notre chaîne d'approvisionnement soient traités équitablement et conformément aux lois et réglementations locales, ainsi qu'aux normes internationales du travail."
Celle assure, par ailleurs, que "les employés des fournisseurs de Shein en Chine gagnent généralement des salaires qui sont non seulement bien supérieurs au salaire minimum local, mais aussi nettement plus élevés que ceux des travailleurs ailleurs dans l'industrie mondiale de la mode".
"Nous reconnaissons que ces faits peuvent sembler contre-intuitifs ou difficiles à accepter pour certains. Mais c'est précisément pour cette raison qu'il est essentiel que des organisations telles que China Labour Watch et ActionAid collaborent directement avec nous. Nous regrettons qu'à ce jour, elles aient choisi de ne pas le faire", conclu Shein.