Enfant, il est arraché à La Réunion et placé dans le Cantal: "On nous a dit qu'on ferait de nous des gens bien"

Le foyer de Quézac en 1965. Jean-Charles Pitou est au deuxième rang, le troisième en partant de la droite. - Collection Jean-Charles Pitou
Jean-Charles Pitou a 9 ans lorsqu'il arrive à Quézac dans le Cantal. Il fait partie de ces 1.600 enfants réunionnais transférés en France entre 1963 et 1982 pour repeupler des régions de l'hexagone vidées par l'exode rural.
"Je suis arrivé à 9 ans dans le Cantal à Quézac. On nous a promis plein de choses, qu'on ferait de nous des gens bien, qu'on ferait des études et qu'on irait à l'école. Finalement moi je me suis retrouvé dans le Cantal, à Quézac, dans un orphelinat éloigné de tout et tout ce qu'on nous a promis ça n'a pas été tenu.
Je n'étais même pas d'une famille pauvre. Ma grand-mère était directrice d'école, mon père était architecte. Mais au divorce de mes parents, mon père nous a placés à la Ddass et après ils n'ont pas fait le tri comme il faut et je me suis retrouvé dans cette galère.
"On était partis en shorts, on avait froid"
Je n'ai pas trop de souvenirs du voyage. Nous étions une quarantaine d'enfants, certains avaient 2-3 ans. Je me rappelle quand on est arrivés à Quézac, parce qu'on avait froid. On était partis en shorts. Et au mois de septembre, il faisait froid là-bas. On ne réalisait pas ce qui nous arrivait.
On a été accueillis par des sœurs. On a été bien accueillis et chouchoutés. On a été à l'école jusqu'au certificat d'études. L'été, on nous envoyait chez les paysans pour nous faire sortir de la maison d'enfants. Moi j'ai commencé à travailler à 14 ans et la majorité était à 21 ans. Pendant toutes ces années-là, personne ne s'occupait de nous.
Ma mère est venue en France, elle m'avait volé deux fois au foyer parce que ce n'était pas elle qui m'avait mis à la Ddass. Mais ils sont venus me récupérer deux fois.
"Même maintenant, c'est encore tabou"
J'ai compris ce qui m'était arrivé longtemps plus tard. Je suis retourné à La Réunion à l'âge de 20 ans, en congé. J'ai retrouvé ma sœur, mon père, mes grands-parents, mes oncles et mes tantes. Mais quand je suis revenu là-bas, j'étais un peu le bâtard de la famille. Même maintenant, c'est encore tabou. On n'en parle pas, on fait comme si c'était normal. Ça fait 50 ans qu'on n'a pas fait d'anniversaires ensemble.
J'ai trois enfants, et je suis même grand-père. J'ai surtout parlé à mon fils quand j'avais 40 ans. On avait la vie de famille donc on n'en parlait pas trop. Je ne me considère chez moi nulle part. A La Réunion, on se sent bien, on a des points d'attache, mais comme on n'y a pas vécu… On retourne aux racines mais on est obligés de repartir parce que notre famille est en métropole. On est entre les deux.
J'ai créé l'association Génération brisée en 2002. Nous nous sommes ensuite fédérés avec d'autres associations pour faire reconnaître nos droits et nous défendre. J'ai porté plainte contre l'Etat mais on a été débouté parce qu'il y avait prescription.
"Beaucoup ne veulent pas parler"
Le gouvernement a créé la commission des enfants de la Creuse pour que nous puissions avoir des billets d'avion. On demande donc des billets d'avion pour nous et nos familles. Certains ne sont jamais retournés à La Réunion et n'ont jamais retrouvé leurs familles. On demande aussi l'accès aux dossiers. Je n'ai jamais retrouvé le mien. La commission a pu en récupérer quelques-uns. Au départ, on pensait qu'on était 1600, en fait on est peut-être 2.150, et peut-être davantage.
Beaucoup ne veulent pas parler. Beaucoup veulent garder leur secret pour eux, ils en ont trop bavé. On ne peut pas les obliger.
Peut-être que l'Etat voulait bien faire au départ, mais on n'a pas été suivis. Il n'y avait pas de psy, pas d'assistante sociale. Quand j'étais apprenti je vivais avec 550 francs par mois. Si ça se passait aujourd'hui, plein de choses se mettraient en place. Nous, on nous a laissés au bord de la route.
Moi je m'en suis bien sorti. Mais combien sont morts? Combien ne sont jamais retourné à La Réunion? Combien de temps encore avant de retourner à La Réunion? Combien de familles ne reverront jamais leurs frères et sœurs? Qui peut nous répondre?"