La Corse "sous influence" de la mafia: "Il y a un déni de l’Etat" selon Jacques Follorou
Qui dirige la Corse ?
"Ils sont plusieurs à diriger la Corse. Vous avez des pouvoirs qui cohabitent. Vous avez évidemment l’Etat, le pouvoir politico-économique corse, élu. Et puis il y a ce pouvoir parallèle, occulte, qui pèse beaucoup plus qu’on ne le pense, que j’appelle un pouvoir mafieux. (…) Cette mafia corse, elle est jeune, par rapport à d’autres mafias dans le monde. Elle se fonde à partir du milieu des années 1980, avec la décentralisation, l’arrivée de la richesse, en profitant du paravent nationaliste qui occupe toute l’attention des autorités, qui jouent d’ailleurs aux apprentis sorciers, qui jouent aux voyous contre les clandestins. Ça leur revient en pleine figure aujourd’hui. Il y a un système criminel qui a su profiter de logiques culturelles, d’une histoire insulaire, pour se dissimuler et gangréner un corps social. Il y a une intelligence pour tenir à distance la police et la justice. Mais en même temps, le criminel corse est un acteur social parmi d’autres. Il ne vit pas au ban de la société. Ce n’est pas un marginal. C’est quelqu’un qui peut se promener dans la rue, qui a voix au chapitre, qui peut s’exprimer dans les médias. Sa parole vaut autant que celle d’un préfet, d’un élu…"
Des assassinats en réponse aux oppositions
"Le but premier d’une mafia, c’est la prédation économique. La différence entre une mafia et la criminalité ordinaire, c’est qu’elle ne vit pas au banc de la société mais qu’elle la parasite. Elle gangrène son système économique. En Corse, ce qu’on appelle mafia, c’est que vous avez des maires qui reçoivent la visite de voyous ou d’intermédiaires, pour des affaires de permis de construire, de terrains, beaucoup de foncier mais pas que… Vous avez des espèces de commissions d’appels d’offres parallèles, sur les plus gros marchés. C’est par exemple établi pour la construction du nouvel hôpital d’Ajaccio. Ou par exemple, fin 2021, quand vous avez le bras droit du parrain de Corse-du-Sud qui convoque le directeur de cabinet de la mairie d’Ajaccio pour se plaindre de la non-obtention d’un permis de construire pour un roof-top au-dessus d’un restaurant. C’est cette action au quotidien, qui n’est pas anodine. En Corse, si vous vous opposez de manière trop radicale aux intérêts financiers de ces gens-là, vous pouvez perdre la vie. L’histoire récente montre que c’est un fait, qu’on peut en mourir. Un avocat, un président de chambre de commerce et d’industrie, un président du parc naturel régional, un chef d’administration territoriale… Tous ces gens-là ont été assassinés par la mafia corse."
Le débat encore absent en Corse
"Tant que le FLNC était uni, fort, c’était un contre-pouvoir qui était craint par les voyous. Ils avaient accès aux armes, ils avaient une capacité de violence qui était redoutée par les voyous. Les nationalistes et autonomistes sont au pouvoir depuis 2015. On peut se demander ce qu’ils ont fait pour faire contre-pouvoir face à ce pouvoir criminel qui pèse sur cette société. On peut juger sur pièce. En 2019, une parole sociale a surgi en Corse, avec la création de deux collectifs anti-mafia. Ils ont une parole qui cherche une place dans le débat public insulaire. Le chef politique et économique de l’île, Gilles Simeoni, vient sur France 3 Corse et dit : c’est vrai, leur diagnostic je le partage. Il reconnait l’existence de cette pression sociale, de ce pouvoir parallèle. Et il dit qu’il va ouvrir un large débat, que la société corse va se saisir de ce problème-là. On est en juin 2022 et ce débat n’a toujours pas existé. On n’est peut-être que sur de l’incantation. A-t-il les moyens de s’opposer à cette pression souterraine, clandestine ?
L’"abandon" de l’Etat
"C’est la grande énigme. On a un Etat qui est inconstant. Même au sein de l’Etat, les principaux acteurs, qui devraient travailler sur ce sujet-là, ne partagent pas le même diagnostic. Les magistrats qui travaillent là-dessus, le front judiciaire, sont à Marseille. Ces gens-là sortent un rapport en 2020, un travail qui n’avait jamais été fait. Ils ont radiographié l’ensemble des affaires qui ont été traitées par cette juridiction entre janvier 2009 et décembre 2019. Le constat est très clair : il existe une pression mafieuse sur cette société, l’Etat n’est pas en ordre de marche pour lutter contre ça, parce qu’il faudrait un chantier légal, des moyens, repenser la relation de l’Etat avec la Corse… C’est de l’inculture, de l’indifférence, une espèce de confort… Vu de Paris, ce sont 360.000 personnes, ils ont d’autres soucis, des chantiers majeurs à gérer."
"Ça leur reviendra en pleine figure si un jour, la mafia va sur l’ultra-violence, ce qu’elle évite toujours de faire, dans la provocation contre l’Etat. Ils n’ont aucun intérêt à le faire. S’ils tuent un juge, un policier, un agent de l’Etat, là, l’Etat devra réagir. Aujourd’hui, est-ce que l’Etat a l’intention de bouger ? On n’a pas du tout l’impression. Il y a un déni de l’Etat, qui me parait évident. Un déni institutionnel. Pour moi, c’est une forme d’abandon et de démission."