"J’étais terrifiée": des ados ukrainiennes témoignent après avoir été déportées par les Russes

Une salle de jeu, des dessins enfantins de la guerre et sur le canapé, deux femmes comme glacées. Regards bleus absents, épaules basses. Impossible pour la mère de famille de dire comment elle va: "Je ne sens rien", dit Anna. A ses côtés, les bras de sa fille Taisia (14 ans) sont lardés de fines boursouflures blanches.
"Je me suis fait ces cicatrices en Crimée, parce que je me sentais seule, abandonnée. Il y avait tellement de pression de la direction du camp", articule la jeune adolescente.
19.000: d’après la plateforme gouvernementale Children of War, c'est environ le nombre d'enfants ukrainiens, comme Taisia, qui auraient été emmenés dans des camps de rééducation en Crimée, ou adoptés de force par des familles russes. Seuls 364 sont revenus depuis, selon l'association.
En octobre dernier, la ville de Kherson, au sud de l’Ukraine, est occupée. Anna, la mère de la jeune Taisia, raconte le porte-à-porte des soldats russes. "Ils cherchaient les enfants, explique-t-elle. Ils insistaient pour qu’ils aillent à l’école russe parce que nous faisions partie de la Russie désormais." Elle refuse d’y envoyer Taisia, malgré les menaces de perdre la garde de sa fille.
Insultes et violences
L’adolescente est alors envoyée chez sa grand-mère… Mais les Russes toquent également à sa porte. Anna évoque ces deux femmes inconnues et deux soldats en armes: "Elle a eu peur, elle a laissé faire".
Taisia est donc emmenée à l’école russe, puis en Crimée. Officiellement pour échapper aux bombardements, en réalité pour rééduquer les jeunes captifs. "Quand l’administration du camp a commencé à nous dire que nous étions des porcs, qu’ils nous sauvaient la vie et que nous devrions être reconnaissants, j’ai compris", souffle Taisia.
"Nous écoutions l’hymne russe chaque matin en faisant du sport, nous avions des cours de russe. C’est arrivé qu’ils frappent des enfants", raconte la jeune Taisia de manière laconique, le visage sans expression.
Les histoires se répètent, dans les zones occupées. Quand les enfants ne sont pas adoptés par des familles russes, leurs papiers changés, ce sont des propositions de vacances et des camps qui s’éternisent.
Des vacances qui n'en sont pas
Marina, elle, n’y a pas vu de mal mais plutôt un moyen de mettre en sécurité sa fille. "J’ai fait une autorisation écrite au professeur", avoue-t-elle. "Ils ne m’ont pas donné de temps pour réfléchir et Yevgenia voulait y aller". Les deux semaines prévues passent, les vacances sont prolongées une première fois "sans raison"… puis il n’est plus question de vacances, mais d’une "évacuation".
Yevgenia, la jeune fille de 15 ans, décrit deux premières semaines “normales, avec des activités organisées”. Puis, “tout change”. Là encore: l’hymne russe chaque matin, le programme scolaire russe, et des administrateurs qui “assurent aux enfants qu’ils les sauvent”, témoignent les deux femmes.
“J’étais terrifiée, j’ai pensé que nous ne rentrerions jamais chez nous”, expose la jeune ukrainienne.
Yevgenia et Taisia sont rentrées chez elles après six mois de séparation, et des conversations téléphoniques aussi irrégulières que le réseau. Six mois d’impuissance et de culpabilité pour leurs mères respectives. “Elle me demandait toujours quand est-ce que j’allais venir” glisse Anna, mais le voyage est long car la route directe vers la Crimée a été détruite.
Les deux mères passent par la Pologne, la Biélorussie et la Russie pour atteindre la péninsule. L’association SaveUkraine aide à l’organisation et au financement du périple, dont le prix frôle parfois les 1500 euros. Quelques familles réunies, mais un "esprit (qui) est brisé", lâche Anna.
"J’ai perdu du poids, mes cheveux sont devenus blancs, tout mon visage montre ce que j’ai traversé, grince-t-elle, montrant ses traits tirés. J’y pense chaque nuit, j’en fais des cauchemars, c’est impossible à oublier", se désole Anna, la mère de Taisia.
Elle se frotte nerveusement le nez et se met à pleurer, en silence. Elles vivent aujourd'hui à Kiev, dans l’un des centres d’accueil de l’association. Là, environ 200 personnes vivent entre de petites chambres et des salles de jeux. Parmi eux, 130 enfants.