Deux ans après, est-on encore Charlie? "Plus le temps passe, plus l'émotion disparaît"

- - AFP
Mohamed Sifaoui, journaliste, auteur de plusieurs ouvrages sur le jihadisme, membre de l'Association française des victimes du terrorisme et président de l'association "Onze janvier":
"Je ne pense pas que l'esprit du 11 janvier en lui-même, qui était de rappeler à quel point la société était attachée à la liberté d'expression, au droit au blasphème, à toutes formes d'expressions intégrées au cadre républicain, laïque et démocratique, ait disparu. Pour autant, cet esprit ne se manifeste pas. Le 11 janvier 2015, une société s'est mobilisée, portée par l'émotion d'une barbarie, et a exprimé son attachement à des valeurs essentielles que les terroristes islamistes ont voulu cibler.
Je suis convaincu que cet esprit continue d'animer une partie de la société. Ceux qui ont manifesté ce jour-là ont toujours ancré en eux ces valeurs, ces convictions. Simplement, les gens l'expriment moins. C'est un peu normal parce qu'une forme de résilience s'opère. On ne peut pas demander à quatre millions de personnes de se mobiliser le 11 janvier de chaque année pendant les commémorations. Mais, et c'est à regretter, cet esprit de résilience va jusqu'à provoquer dans la société une sorte de volonté d'oublier, voire même, chez certains, une forme de déni. Comme si rien ne s'était passé…
"Les attentats de janvier 2015 avaient un côté spectaculaire et exceptionnel"
Mais, d'une certaine façon, c'est assez compréhensible car il est très difficile de faire vivre une société avec un tel sentiment anxiogène. Parce que c'est anxiogène cette situation où les valeurs fondamentales sont visées par un terrorisme abject et particulièrement barbare. C'est pour cela que l'on a l'impression que l'esprit du 11 janvier s'est dissipé.
Une autre explication est que depuis la France a été touchée par d'autres attaques terroristes. Les attentats de janvier 2015 avaient un côté spectaculaire et exceptionnel. C'était la première fois en France que l'on rentrait dans la rédaction d'un journal, que l'on tuait des journalistes,… Il y a donc eu une identification de la société française, plus que pour Merah par exemple alors même que dans ce cas-là des enfants avaient été tués. Dans l'histoire de chacun, il y a une part de Cabu, de Wolinski… Ce sont des noms qui avaient bercé la jeunesse de beaucoup de Français. Ils se sont donc identifiés à ces victimes.
"Nous sommes tous atteints d'un syndrome post-traumatique"
Après, on est entré dans une sorte de terrorisme de masse qui visait indistinctement toute la société. Il y a eu une sorte de banalisation du terrorisme. Aujourd'hui la société française toute entière est victime du terrorisme. D'une manière ou d'une autre, nous sommes tous atteints d'un syndrome post-traumatique parce que nous avons connu deux années très difficiles.
Pour moi, la société française ne peut plus se regrouper autour d'un mot d'ordre transcendant les clivages politiques et idéologiques. Une sorte de méfiance s'est installée à l'égard de ce qu'on appelle les corps intermédiaires: les associations mais aussi, et surtout, les partis politiques qui ont perdu une grande partie de leur crédibilité. Ce n'est pas l'esprit du 11 janvier qui s'évapore mais plutôt la capacité à additionner tous les esprits du 11 janvier pour en faire un regroupement, un rassemblement autour de valeurs essentielles.
"Je ne pense pas qu'une autre manifestation du même genre que celle du 11 janvier soit possible"
Objectivement, je ne pense pas qu'une autre manifestation du même genre que celle du 11 janvier soit possible. Il ne faut pas oublier l'aspect émotionnel dans cette mobilisation. A l'époque, la France entière s'était arrêtée. Les gens étaient portés malgré eux vers cette marche. Il y a des gens qu'on ne pensait pas voir et qu'on a vu. Des gens qui ne se parlaient pas, ne se côtoyaient pas, ont marché côte à côte. Il y a eu des gestes symboliques extrêmement forts que l'on ne reverra sans doute pas. Car plus le temps passe, plus l'émotion disparaît.
Ce qui m'a le plus frappé de cette marche du 11 janvier, c'est la capacité de la société française à dépasser ses différences, réelles ou supposées, pour se regrouper autour des valeurs essentielles. Il y avait des gens de toutes origines, de toutes confessions, de toutes croyances, de toutes couleurs, de tout rang social. Ils s'étaient regroupés autour d'un mot d'ordre, celui de dire qu'il y a dans ce pays des valeurs essentielles que l'on ne peut pas toucher".