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"Take Eat Easy était hyper-borderline": des coursiers payés en pièces détachées de vélo

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INFO RMC – Le conseil des prud'hommes de Paris se penche ce vendredi sur un conflit qui oppose des coursiers à la start-up Take Eat Easy. Travail illégal, travail d'étrangers non-immatriculés, travail de mineur, paiement des coursiers en pièces de vélo détachées… Les pièces de la procédure, que RMC s'est procurées, portent de lourdes accusations contre cette plate-forme de livraison aujourd'hui en liquidation judiciaire.

A l'été 2015, à son arrivée en France, Take Eat Easy (TEE) brandit une promesse: révolutionner la livraison de plats chauds. Mais la plate-forme de livraison belge aurait surtout grillé les feux rouges juridiques, voire tutoyé l'illégalité. Dans un contentieux en cours au conseil des prud'hommes de Paris, quatre anciens coursiers lui reprochent de graves bidouillages avec le droit. "Il y a eu de grosses dérives, Take Eat Easy était hyper borderline", assure aujourd'hui Vincent Poulain, ancien coursier de TEE à Rennes. Il a saisi la justice après que la start-up est tombée en faillite, fin juillet 2016. Les prud'hommes doivent se prononcer ce 27 octobre sur deux chefs d'accusation: travail dissimulé, et travail illégal d'étrangers sans autorisation de travail. 

Du travail dissimulé de coursiers non-immatriculés

RMC s'est procuré des pièces de la procédure. Elles illustrent les possibles dérives et les fortes négligences de la société belge vis-à-vis du droit. Y figure par exemple le cas de Ludwig F., 27 ans, "chef coursier" dans la ville de Nice, avec un simple statut d'autoentrepreneur. Chargé de recruter des livreurs à l'arrivée de TEE dans les Alpes-Maritimes, il témoigne dans une attestation judiciaire:

"On me demandait d'accepter des ressortissants étrangers. Certains ont travaillé des semaines sans aucun contrat de travail et aucune déclaration à l'Urssaf, qui leur refusait un numéro Siret, car ils ne faisaient pas partie de l'Union européenne."

Et de constater que, parfois, "la société ne se souciait pas du statut du coursier, et continuait à le faire travailler sans contrat de travail et sans aucune immatriculation".

"Ce n'était pas contrôlé"

Le hic? Sans immatriculation à l'Urssaf, sans inscription au registre du commerce, il n'est pas possible d'éditer des factures et donc d'être payé en toute régularité par l'enseigne, qui ne collabore alors qu'avec des coursiers à vélo ayant le statut d'indépendant.

Mais à en croire Daniel, 25 ans, un autre ancien coursier circulant à Paris, TEE n'en avait cure. Ce cycliste a travaillé de novembre 2015 à juin 2016 sans numéro Siret, pensant régulariser sa situation plus tard. "Ils le savaient très bien, ce n'était pas contrôlé", affirme le coursier qui travaillait "6 jours et demi sur 7". Bien qu'il ait été imprévoyant —il a livré à l'oeil pendant plusieurs mois sans s'alarmer—, il n'a jamais été payé. Et réclame aujourd'hui 25.000 euros à la start-up en liquidation judiciaire.

Daniel pointe du doigt l'amateurisme de l'organisation: pas assez de personnel (un seul manager et un stagiaire), mais surtout une légèreté certaine dans les procédures de vérification. A Paris, "il y avait 70 entrées (nouveaux arrivants) par semaine. (...) Vous imaginez, 70 numéros de Siret à vérifier sur Google? Le stagiaire, au bout d'un moment, il n'en peut plus", tente de justifier Daniel. "Take Eat Easy ne pensait qu'à la croissance de l'entreprise".

D'autres coursiers, étrangers, étaient rémunérés par d'autres moyens. Vincent Poulain, ex-livreur TEE à Rennes, le certifie dans une attestation judiciaire:

"A Rennes, plusieurs étrangers ont travaillé pour Take Eat Easy alors que leur situation ne leur permettait pas légalement de se déclarer autoentrepreneur. J'ai pu assister personnellement à des discussions au cours desquelles un manager proposait à ses coursiers d'être rémunérés via le compte d'autres coursiers."

"J'ai travaillé illégalement"

RMC a pu retrouver des étrangers non-immatriculés qui ont pédalé pour la start-up. Etudiante colombienne à l'université Rennes-2, Laura a sillonné les rues de la ville bretonne pour TEE quatre mois durant. "J'ai travaillé illégalement", dit-elle aujourd'hui.

"Quand j'ai commencé, ils m'ont dit qu'on devait être autoentrepreneur, je suis allé à la chambre du commerce et de l'industrie (CCI). A cause de mon statut d'étudiante étrangère, je n'ai pas eu le droit. J'ai dit à mon chef que je ne pouvais pas l'avoir (ce statut), et il m'a dit que c'était pas grave, que je pouvais travailler avec eux quand même, et qu'ils pouvaient solutionner la situation", se souvient la jeune fille, que la start-up a continué à faire travailler malgré cette irrégularité.

Un compte off-shore pour être payée

Tout le long, "ils m'ont payé avec des factures, avec le numéro Siret, celui qu'on nous donne à l'inscription à la CCI", dit-elle. Or une fois sa demande d'auto-entrepreneuriat retoquée, ce matricule est devenu invalide. Laura ne détenait aucun compte bancaire dans l'Hexagone. Un autre coursier lui proposé de recueillir sa paie sur le sien, puis de la lui reverser. "Take Eat Easy le savait, mon chef le savait, et m'a dit qu'il n'avait pas de problème avec ça", ajoute-t-elle. Jusqu'à ce que le généreux coursier ne craigne de devoir payer des impôts sur ces sommes, et cesse "au bout d'un mois ou deux" cette magouille.

"Mes chefs m'ont encouragé à en ouvrir un à l'étranger", poursuit Laura. L'avocat des coursiers, Me Kevin Mention, le confirme. D'après lui, TEE a poussé deux recrues, Laura et sa soeur, à ouvrir "un compte offshore en Angleterre quand les choses sont devenues compliquées". Laura, qui s'estime flouée, parce qu'elle ignorait le droit français, exige aujourd'hui "une restitution morale". "Ils ont cassé ma confiance", regrette-t-elle.

Des paiements en pièces de vélo détaché

Daniel, le coursier parisien, a observé d'autres irrégularités. Il nous détaille des "montages financiers" qui permettaient à la start-up de payer ses coursiers non pas en espèces sonnantes et trébuchantes, mais... en pièces de vélo détachées. "Il suffisait que l'on aille chez un revendeur de vélos partenaire de l'entreprise avec notre compte Take Eat Easy, qui justifiait qu'on avait bien travaillé pour l'équivalent, par exemple, de 1.300 euros ce mois-ci. Et ils nous payaient, soit directement avec des vélos, soit avec des pièces détachées", explique ce Parisien, qui affirme que beaucoup de cyclistes ont succombé à ce "moyen d'acheter du matos bradé", grâce au partenariat.

Lui comme Vincent soutiennent aussi que, durant 6 mois, au moins un mineur de 16 ans a collaboré avec Take Eat Easy. Il aurait menti sur son âge lorsqu'il a signé son contrat, mais TEE n'a à aucun moment cherché à "vérifier son identité". "Le mineur a été pris des mois plus tard, parce qu'ils ont fait une opération de régularisation des contrats", ajoute Daniel.

"Des délits de travail dissimulé"

Si le mandataire judiciaire de TEE s'en défend aujourd'hui, "les délits relevés sont des délits de travail dissimulé", pointe un inspecteur du travail de la Direccte de Bretagne (l'antenne régionale du ministère du Travail, NDLR), dans un échange de mail figurant au dossier.

Sollicitée, l'avocate du mandataire judiciaire, Me Catherine Laussucq, "conteste absolument et totalement cette version". "Ces gens-là avaient des contrats signés et étaient autoentrepreneurs. Ils le contestent c'est leur droit, et moi je conteste ce qu'ils racontent", dit l'avocate, tout en soulignant qu'elle "ne souhaite pas répondre sur des cas particuliers".

L'avocat des quatre coursiers, Me Kevin Mention, espère que la décision "débouche sur une indemnité pour travail dissimulé, la régularisation d'impayés, de congés payés et de cotisations sociales, ainsi que des dommages et intérêts". Du moins, si les juges reconnaissent l'existence d'un lien salarial entre les coursiers et la plate-forme.

Paul Conge