Attentats du 13 novembre: le témoignage exceptionnel de Sonia raconté dans un livre

- - Editions Robert Laffont
« Le petit couple, s’il parle... »
Hasna me dégoûte. Dès qu’on démarre elle crie de joie :
« Oh là là ! Il est vivant mon cousin ! Hamdoulillah, il est vivant ! C’est ouf ! »
Elle est surexcitée. Tahar contient sa colère tandis que le téléphone sonne de nouveau. Le numéro belge, encore et toujours le même homme qu’on devine à l’autre bout du fil.
« Ça va, t’inquiète pas, mon frère. Ils vont rien dire, ça va. Oui, je leur dirai. Oui. À demain. J’attends ton appel, inch’Allah.
— Il a dit quoi ? crie Tahar.
— Il a rien dit.
— Il a dit quoi, putain ? s’énerve-t-il.
— “Dis bien au petit couple que s’il arrive quelque chose à Abdelhamid, ils ont vu ce qu’on a fait aux terrasses vendredi... S’ils parlent, eh bien, on leur fera pire.” Voilà ce qu’il a dit. Mais ça va, Tahar, c’est bon là... Tu te chauffes pour rien.
— Le mec, il nous menace et ça la fait marrer, cette conne. T’as vu qui c’est ton cousin ? Putain, tu sais ce qu’il a fait ? T’as vu les attentats ? T’es tarée ! T’es complètement cramée dans ta tête, putain ! »
Tahar hurle et la voiture tourne brusquement, freine, pile. Paf. La gifle de Tahar claque sourdement sur le visage d’Hasna qui s’égosille. Elle était assise derrière à droite, elle est passée à gauche. Tahar enchaîne avec un coup de poing dans le pare-brise qui se fend. On se regarde tous, en une longue seconde silencieuse. La voiture a calé juste devant une barrière de sécurité.
« Tu sais pas ce que t’as fait là... Tu sais pas ce que tu viens de faire ! articule Hasna. T’as pas compris qui est mon cousin, je crois. Tu vas voir ce qu’il va t’arriver, Tahar. T’aurais jamais dû faire ça.
— Mon Dieu ! Arrête, Hasna, je lui dis. Tu comprends rien ou quoi ? Tu vois pas dans quoi tu nous as mis là ? Tahar, qu’est-ce qui t’a pris ? Merde, l’autre c’est un terroriste et toi tu tartes sa cousine... »
Je me dis que Tahar est un homme mort. Il pourra bien lui acheter toutes les bouteilles de Jack Daniel’s du monde pendant les dix prochaines années, Hasna lui fera payer cette baffe au prix de sa vie si elle décide d’en parler à son cousin. Mais je comprends la réaction de mon compagnon. Il ne supporte pas qu’elle nous ait entraînés là-dedans et il n’a qu’un mot en tête : complice.
Il vient de serrer la main d’un terroriste. C’est comme s’il arrivait devant le juge les doigts tachés de sang. Complices, nous le sommes tous dans cette voiture à cet instant.
« Il faut appeler la police, Hasna, c’est gros... Ton cousin va refaire des attentats ! je lui dis.
— Ah non. Jamais ! Jamais je ferai ça. Et toi, tu vas pas le dénoncer, Sonia ? Tu feras pas ça, hein ?
— Non, non, c’est pas mon problème, c’est le tien, Hasna. C’est à toi seule de le faire. »
Pauvre fille, comment peux-tu croire que je vais laisser faire ça ? Évidemment que si tu n’appelles pas les flics, je le ferai.
(...)
17 h 45 à Levallois-Perret
On se perd en chemin et quand on arrive devant les locaux de la SDAT, la sous-direction antiterroriste, il fait déjà nuit. On nous a dit de passer par-derrière pour éviter les journalistes qui font le pied de grue avec leurs caméras devant l’entrée principale. Mais au moment où on se présente à la première porte, le policier demande à Tahar de rester dehors, en nous disant:
« Il n’y a qu’elle qui entre pour le moment. »
Tahar n’ose rien répondre, il se vexe et me fait promettre de ne pas donner son identité.
« De toute manière, me dit-il, c’est pas mon histoire. Il vaut mieux que personne ne sache que je suis venu ici avec toi. Y a des Daesh partout. Vas-y, je t’attends. »
Je franchis donc toute seule l’entrée. Puis les portiques de sécurité, puis une autre porte à ouverture par badge, ensuite une nouvelle porte sécurisée, on me demande ma pièce d’identité que je dépose, je passe dans un couloir et une dame me fait venir dans une salle pour me fouiller. Une première fois. Une autre femme me fouille une deuxième fois, de haut en bas.
« Vous me prenez pour une terroriste ou quoi ?
— C’est la procédure », me répond-elle.
On me fait asseoir dans une salle d’attente, je suis seule jusqu’à ce qu’un jeune homme arrive, accompagné d’une policière. Il a une vingtaine d’années, il me semble l’avoir vu à la télé, plutôt maigre, blanc de peau, avec les cheveux châtains bien coupés, l’air gentil, le bon petit Thomas comme je dis chez moi, avec une chemise bleue.
« Regardez là-dedans si vous trouvez. »
La policière soulève et pose sur les tables de très grands sacs en papier de boulanger.
« C’est une besace marron, explique-t-il. Je l’ai perdue à la terrasse. Quand ils ont tiré, c’était l’apocalypse... Enfin... elle a dû rester là-bas.
— Si elle n’est pas dans les commissariats, il y a de bonnes chances qu’elle soit là-dedans. On a ramassé tout ce qui restait normalement. »
Le garçon plonge la main à l’aveugle dans les sacs. Il en sort des chaussures, des foulards, des T-shirts, des vestes, des sacs à main, des portefeuilles, des téléphones... Des objets personnels, souillés, tachés de sang, abandonnés par leurs propriétaires là où Abaaoud et ses complices ont tiré. J’ai les restes de ces vies brisées sous le nez. Mon Dieu. J’ai serré la main du monstre qui a fait ça. J’ai soudainement envie de vomir et de partir loin, de m’enfuir. C’est le mot qui me vient à l’esprit.
« Vous vous sentez bien, madame ? me demande la policière qui m’entend respirer bruyamment et me voit sur le point de tourner de l’oeil.
— Oui, oui... »
Le jeune homme retrouve ses affaires, sans aucune satisfaction. Un sac en cuir avec un trousseau de clés, son portable et sa pièce d’identité. Il signe une feuille et repart.
« Bon courage à vous, lui dit la flic. Je serai peut-être amenée à vous recontacter par la suite. Et... encore toutes mes condoléances. » Elle remet les autres affaires éparpillées dans les sacs en papier. Jusqu’au prochain, j’imagine.
(…)
« Vous avez pris la bonne décision en venant », m’assure le commandant Dufart.
Il semble être le seul à ne pas douter de ce que j’avance depuis le départ et garde un air sympathique malgré la tension dans l’air.
« Il n’y avait pas de décision à prendre, monsieur. Personne ne peut rester sans agir après avoir vu un terroriste qui dit avoir tiré sur les terrasses.
— Ce serait bien que vous restiez avec nous ce soir, par précaution.
— Ah non ! Vous rigolez ou quoi ? Je rentre, y a mes gosses chez moi, vous êtes malades ! Hasna va vraiment penser que je suis venue voir la police si je ne reviens pas. Et si Abaaoud refait de nouveaux attentats, il peut très bien commencer par ma tour. Elle fait vingt-quatre étages, vous imaginez les dégâts ! Donc hasta la vista, bon courage pour aller les arrêter, maintenant vous savez tout.
— Détendez-vous, Sonia. Ça va aller. Si vous rentrez, c’est on ne vous a pas vue et vous ne nous avez pas vus.
— Sans blague ! Vous croyez que je vais raconter ça à tout le monde pour qu’ils viennent nous tuer ?... Qu’est-ce que je vais dire ce soir en rentrant ?
— Il faut un alibi, dit le commandant.
— Dites que vous étiez au cinéma et qu’après vous êtes allés au restaurant, répond le grand commissaire.
— Je vais dire que j’ai regardé quel film à mes gosses qui savent que je déteste le cinéma ?
— James Bond. 007. Ça cartonne actuellement.
— Ha ha. Comme ça je mens pas trop... Vous avez de l’humour, vous.
— Et vous, vous avez un sacré caractère, une sacrée franchise. On attend votre coup de téléphone. Essayez de savoir pour la planque à Saint-Denis... On a vraiment besoin de savoir où ils se cachent.
— Vous voulez que je fasse votre travail, en gros ? J’ai pas vraiment envie de vous rappeler, moi, je vais me mettre encore plus en danger.
— Quand ce sera fini, on vous protégera », promet Dufart.