Meurtres de civils, actes de torture, viols… L’Ukraine enquête sur "près de 85.000 crimes de guerre"

Yuriy Belousov, où en êtes-vous des enquêtes sur les crimes de guerre en Ukraine? Avez-vous des chiffres?
Nous avons près de 85.000 crimes de guerre enregistrés depuis l’invasion russe (le 24 février 2022, ndlr). Je dirais qu’un tiers d’entre eux sont des cas de violences contre des civils, des tortures. Il y a eu également beaucoup de bombardements d’infrastructures civiles: des immeubles d’habitation, des écoles, des hôpitaux… Plus de 100.000 bâtiments ont été détruits, c’est difficile à imaginer. Et il y a de nombreux cas de pillage. Les Russes ont volé des machines à laver, même des toilettes... Ils volent tout ce qu’ils trouvent, ils se comportent véritablement comme un gang. Enfin, nous avons identifié 187 cas de viols mais beaucoup de victimes gardent encore le silence. Elles sont effrayées et beaucoup sont probablement encore dans des territoires sous occupation russe. Je ne pense pas que ce chiffre reflète la réalité.
Vous avez neuf équipes d’enquêteurs sur le terrain. La majorité d’entre elles sont dans l’Est de l’Ukraine, à Kharkiv ou Zaporijjia par exemple, mais vous êtes aussi toujours en train de travailler dans la région de Kyiv…
Oui, cela prend du temps d’enquêter là-bas, nous voulons collecter le maximum d‘informations, venant d’un maximum de sources, parce que nous cherchons à analyser ce qu’il s’est passé à Boutcha. Tout le monde a été choqué mais nous avons vu que les Russes ont fait la même chose dans les autres régions. Nous essayons de prouver que leur mission n’était pas simplement de s’emparer de notre territoire. Ils sont venus pour nous détruire, comme nation. Vous l’entendez dans les discours de Vladimir Poutine, sur les chaînes de propagande: ils nient notre droit à exister comme Etat indépendant. C’est pour cela que le cas de Boutcha est très important pour nous, parce que c’est un exemple de génocide.
Vous donnez les chiffres de 85.000 crimes de guerre, 324 suspects identifiés et 37 condamnations à ce jour. Le travail d’enquête risque d’être très long…
C’est un travail de longue haleine, c’est certain, mais nous ferons notre possible. Peut-être que nous ne retrouverons pas ce soldat en particulier qui a tiré sur un immeuble d’habitation, mais nous mettons la priorité sur les chefs de cette opération parce qu’ils sont la cause de tous ces crimes. Nous devons les retrouver. Ceux qui ont perdu des proches attendent que justice leur soit rendue. Je me souviens du jour où un mandat d'arrêt a été émis contre Vladimir Poutine (par la Cour pénale internationale, ndlr). J’ai eu le même sentiment qu’à l’anniversaire de mes enfants! C’était un bon signe, cela veut dire qu’une justice est possible. Et avec tout le soutien que l’Ukraine reçoit, avec les nouvelles technologies, nous croyons vraiment que les enquêtes seront plus rapides.
"Des millions de personnes dont il va falloir s’occuper"
Le 9 mai dernier, la France a d’ailleurs remis à l’Ukraine un second laboratoire mobile pour l’analyse rapide des ADN. En quoi cela vous est utile?
Le premier (envoyé en juillet 2022, ndlr) que la France nous a donné a été utilisé pour identifier les corps dans les fosses communes de la région de Kharkiv notamment. Normalement, nous prenons les échantillons ADN des proches, nous les analysons pour les comparer à ceux de la victime, c’est laborieux. Avec les laboratoires français, une quinzaine de minutes suffisent pour dire "c’est votre proche" ou "ça ne l’est pas". Cela nous aide beaucoup.
Enquêtez-vous sur les crimes commis par les Ukrainiens, sur des soldats russes par exemple?
Nous prenons très au sérieux toutes les accusations contre nos soldats. Ce n’est pas mon département qui s’en charge mais le Bureau du procureur général a plusieurs enquêtes en cours. Nous ne les rendons pas publiques. Depuis 2014, un certain nombre de soldats ukrainiens ou des membres des bataillons de volontaires ont été condamnés pour crime, voire crime de guerre. Nous enquêtons parce que nous voulons montrer que nous sommes différents des Russes. Nous nous comportons différemment, même en temps de guerre.
Pensez-vous à la suite, aux conséquences psychologiques de la guerre notamment, pour la population ukrainienne?
C’est un gros problème. Le soutien à la population, la réhabilitation des victimes… Le système doit être repensé. Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle avant que le procureur général ne le dise mais tous les citoyens sont des victimes en Ukraine. Ce sont des millions de personnes dont il va falloir s’occuper dans les années qui viennent. Nous ne pouvons pas ne rien faire parce que nous voyons déjà les mêmes tendances que dans d’autres pays qui ont connu la guerre, comme le nombre de violences domestiques qui augmente. Si nous ne faisons rien, le taux de suicides aussi pourrait augmenter.