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Comment l'hyperconnexion au travail nous rend finalement beaucoup moins productif

"Le temps passé à résoudre les interruptions au travail fait perdre 28% de productivité". (Photo d'illustration)

"Le temps passé à résoudre les interruptions au travail fait perdre 28% de productivité". (Photo d'illustration) - AFP

Discuter dans l'open space, lire ses mails, consulter ses alertes sur son portable, suivre les réseaux sociaux… Le nombre des sollicitations quotidiennes au travail a explosé ces dernières années, nous obligeant à jongler avec les informations et les tâches. Mais si le travail a évolué, notre cerveau, lui, est resté le même. Cette hyperconnexion a parfois de graves conséquences, comme l'explique sur RMC.fr Cyril Couffe, docteur en psychologie cognitive.

Cyril Couffe est docteur en psychologie cognitive, spécialiste de l'attention. En novembre 2016, il a soutenu sa thèse: "l'impact des conditions de travail sur les capacités attentionnelles des salariés". Chercheur associé à la Chaire "Talents de la transformation digitale" à Grenoble École de management, il est également membre du comité scientifique de My Mental Training Pro, qui propose un éventail de solutions innovantes afin d’éviter la surchauffe mentale et gagner en bien-être et créativité au travail.

"Notre cognition n'a pas évolué depuis plusieurs milliers d'années et le travail dans sa forme actuelle ne répond plus au fonctionnement inné de notre cerveau. Notre cerveau traite une information à la fois, à la façon d'un goulet d'étranglement. Donc si je lui en présente trois à la fois, il va les traiter une par une, nécessitant un délai dans le traitement de chacune des informations. Or, en cette ère du digital, ce ne sont plus trois infos que l'on présente à notre cerveau, mais quinze potentielles, ce qui pose le problème de leurs traitements: est-ce que je les traite une par une? Quelle priorité je donne à celle que je traite en ce moment?

Ça met en lumière notre incapacité à faire efficacement plusieurs choses à la fois, et ça met surtout en lumière le fait qu'une situation pleine d'interruptions va nous faire percevoir l'environnement global comme porteur de menaces.

Cela met en jeu des processus non conscients mais très puissant chez nous. Mes études ont montré que cela peut entraîner des situations de burn-out, d'incapacité à gérer le travail au quotidien, en tout cas pour les ouvriers de la connaissance.

"28% de baisse de productivité"

Les sources d'informations erratiques au travail ce sont les mails, le téléphone portable, Internet, les collègues… On a même depuis quelques temps les messageries instantanées professionnelles, des Skype d'entreprise. Ce sont tous ces médias qui peuvent nous apporter de l'information, pertinente ou non, et qui nous forcent à prendre des décisions au fur et à mesure de leur arrivée. Le digital et l'ouverture des espaces de travail ont multiplié les informations disponibles. On baigne dans l'information tout le temps et notre cerveau n'est plus capable de traiter et de décider de ce qu'il doit faire, ni de garder un fil conducteur dans ces tâches.

Le temps passé à résoudre les interruptions fait perdre 28% de productivité. Je suis sur une tâche, quelqu'un vient me solliciter pour faire autre chose, va me demander de switcher d'un état mental à un autre, et une fois cette tâche terminée il va bien falloir que je retourne à ce que je faisais avant. Mais quand je décide d'y retourner il faut que je réactive mon état mental et c'est cette phase de réactivation qui prend du temps. D'ailleurs, 41% des tâches interrompues ne sont même pas reprises tout de suite, et certaines ne le sont pas le jour même. On voit bien comment ces événements externes peuvent décider de votre emploi du temps à votre place.

"Ça devient impossible de gérer l'importance des informations"

Le monde du travail évolue et on travaille de plus en plus en mode projet: un salarié n'est plus responsable d'une seule tâche, mais est associé à un ou plusieurs projets sur lesquels il va devoir composer en terme d'urgence et de production. En entreprise, jusqu'à 5 projets peuvent se télescoper les uns les autres tout en étant complètement concurrents en terme d'importance et d'urgence. Pour certains postes clés – chef de projet ou de manager de proximité par exemple – ça devient impossible de gérer l'importance des informations.

Mes études montrent que les managers – notamment féminins – ont de plus en plus de mal à gérer la pression des informations au travail. Le manager est perçu comme le chef, celui qui surveille et met la pression, mais dans mon échantillon de 200 personnes, c'était souvent ceux qui avaient le plus de mal, parce que ce sont eux qui sont sollicités avec des informations ou des demandes souvent urgentes avec un potentiel stratégique.

La conséquence, c'est qu'ils perdent leur capacité de concentration naturelle et vont perdre leur potentiel maximum. Ils vont devenir de moins en moins capables de gérer les mêmes situations.

Plus longtemps ils restent sur poste, dans un espace toxique en terme d'informations, plus leurs capacités se nécrosent et diminuent. D'où la nécessité de faire des séminaires en extérieur, de prendre des vacances, de faire de vrais coupures – ce que l'on appelle le droit à la déconnexion. L'infobésité a créé des troubles marqués chez certaines personnes.

L'intelligence artificielle à notre secours?

Une solution pourrait être des outils basés sur l'intelligence artificielle qui filtrent avant nous pour décider de l'importance de l'information et ne nous en restituer que le suc. Cela existe déjà. Des chercheurs de l'université américaine de Paris ont étudié des systèmes qui filtrent les informations digitales de notre écran qui, en fonction de notre état de disponibilité attentionnelle, vont ou pas nous proposer une notification d'appel entrant ou de mail. Ce que l'on n'arrive plus nous, à faire, puisque cela devient plus difficile de dire non à quelqu'un qui vient nous voir dans un espace ouvert, notamment quand il s'agit de notre chef."

Propos recueillis par Philippe Gril