Une première pour un ministre en exercice: Eric Dupond-Moretti jugé pour prise illégale d’intérêts

Un ministre en exercice sur les bancs des prévenus. C'est une première en France. Le garde des sceaux Eric Dupond-Moretti est jugé à partir de ce lundi 6 novembre et jusqu’au 17 novembre pour prises illégales d’intérêts devant la Cour de justice de la République (CJR), seule habilitée à juger des membres du gouvernement pour des délits commis dans le cadre de leurs fonctions.
L'accusation reproche à Eric Dupond-Moretti d'avoir ordonné deux enquêtes administratives visant des magistrats pour régler des comptes personnels. La première à l'encontre d’un juge d’instruction en détachement à l'instruction de Monaco.
La deuxième à l'encontre de trois magistrats du parquet national financier. Il encourt une peine de cinq ans d'emprisonnement et une amende de 500.000 euros pour "prise illégale d'intérêts".
L'affaire du juge Levrault
Tout se joue en juin 2020, un mois avant la nomination d'Eric Dupond-Moretti. Le juge Levrault, qui a travaillé à l’instruction, accorde une interview dans une émission "Scandale à Monaco: les révélations d'un juge". Un commissaire principal de la police monégasque dépose plainte pour "violation du secret de l'instruction" en se domiciliant chez son avocat Me Eric Dupond-Moretti, qui entre le 6 juillet au gouvernement.
Et trois semaines plus tard, il ordonne une enquête administrative concernant le juge Levrault. Le directeur des services judiciaires et sa directrice de cabinet l'ayant auparavant alerté sur le courrier du commissaire principal de Monaco... Et donc le risque de conflit d'intérêts.
En audition, le juge Levrault estime avoir été victime d'un "abus ou d'un détournement de pouvoir".
"Le garde des Sceaux a pris le relais de l'avocat (...) pour satisfaire les attentes de son ancien client".
Le magistrat s'est alors rappelé le seul contact qu'il avait eu avec Eric Dupond-Moretti. L'avocat l'avait appelé pour un renseignement dans un dossier qu'il avait refusé de lui donner. Eric Dupond-Moretti lui aurait rétorqué:
"Vous me faites penser à ces petits juges qui sortent tout droit de l'ENM, et qui ferment leur porte aux avocats, je me souviendrai de votre nom et ne manquerai pas de parler de vous dans mon prochain livre".
L'affaire des "fadettes"
La deuxième prise illégale d'intérêt concerne une enquête administrative visant le parquet national financier (PNF). Et là encore, tout se joue au mois de juin 2020, l'avocat découvre que le parquet national financier enquête sur ses fadettes.
Ses factures de téléphones qui permettent de savoir qui il a contacté sans pour autant connaître le contenu des conversations. L'objectif est alors d'identifier la taupe dans un autre dossier qui implique Nicolas Sarkozy.
Eric Dupond-Moretti accuse ainsi les magistrats de "barbouzes" et de "dingues" et dépose plainte contre X pour violation de la vie privée. Puis il entre au gouvernement en tant que ministre de la Justice, et il décide ensuite de retirer sa plainte visant le PNF.
Mais sa prédécesseure Nicolas Belloubet a déjà demandé une enquête dite de fonctionnement à l'Inspection générale de la justice sur le PNF. Eric Dupond-Moretti en reçoit les conclusions le 14 septembre, et, là encore, le timing est important.
Le lendemain, en petit comité à l’Élysée, il annonce qu’il va saisir le conseil supérieur de la magistrature de poursuites disciplinaires. Finalement, "le prototype de conflits d'intérêt", souligne la représentante du Syndicat de la Magistrature qui a déposé plainte contre le ministre qui dénonce une "mesure d'intimidation".
Son homologue à l'union syndicale des magistrats, également à l'initiative d'une plainte visant le ministre de la Justice, estime que le garde des Sceaux pouvait "espérer bénéficier du discrédit jeté sur le PNF".
L’ancienne procureure générale de Paris abonde: “Il s’agissait pour moi d’une véritable stratégie de déstabilisation et de discrédit du parquet national financier”.
Ce n’est qu’après un courrier du 7 octobre 2020 du président de la Haute Autorité de la transparence de la vie politique (HATVP) attirant le ministre sur un possible conflit d’intérêts, que ce dernier a accepté un déport, dont le premier décret est paru le 23 octobre.
"Je ne me venge de rien"
Eric Dupond-Moretti se défend de tout conflit d'intérêt.
“Au fond, on me reproche de m’être vengé, mais je ne me venge de rien et je ne suis pas en position de me venger, à moins de ne me prêter, je ne sais quelle intention: l’enquête administrative ne fait pas grief”.
Il estime n'avoir fait que suivre les recommandations de son administration et l'avis officieux de l'ex-procureur général près la Cour de cassation, François Molins, qui a initié les poursuites contre lui.
Dans son ordonnance de renvoi, le ministère public estime d’ailleurs qu’il s’agissait alors “bien plus d’impliquer François Molins que d’avoir un avis éclairé (…) une tentative de disqualifier l’autorité de poursuite en faisant un témoin et pourquoi pas un complice”.
Éric Dupond-Moretti a refusé de répondre aux questions des juges lors de ses deux derniers interrogatoires. Il avait préféré leur lire, le 3 mars 2022, une déclaration écrite:
“Tout démontre votre détermination à salir la réputation d’un ancien avocat dont vous alimentez le seul procès qui vous intéresse, celui de son illégitimité à occuper les fonctions de garde des Sceaux, ministre de la Justice”.