Cartes d'identité, passeports: le juteux business des rendez-vous express sur Snapchat

Ce n’est pas une nouveauté: refaire ses titres d'identités est une véritable galère pour bon nombre de Français. Passeport, carte nationale d'identité… Il faut parfois attendre plusieurs mois avant de trouver un rendez-vous en mairie. Et Elisabeth Borne s'est engagée la semaine dernière à réduire de moitié les délais d'obtention de ces précieux sésames, malgré l'annonce d'un plan d'urgence en mai 2022, qui semble ne pas avoir pleinement porté ses fruits. Aujourd'hui, il faut en effet attendre en moyenne 66 jours pour trouver un créneau de disponibilité.
Mais depuis des semaines désormais, la recherche et l’obtention de rendez-vous en mairie sont devenues un vrai business. Sur l’application Snapchat notamment, pour une somme comprise entre 20 et 40 euros par dossier, des internautes ont trouvé le moyen de proposer des rendez-vous express, avec un temps d’attente bien en-deçà de la moyenne estimée à plus de deux mois.
Pour les besoins de l’enquête, RMC s’est fait passer pour un potentiel client souhaitant procéder au renouvellement de son passeport. Pour commencer, il suffit de taper le mot clé "passeport" dans le moteur de recherche de Snapchat.
Ainsi, des dizaines de profils apparaissent. Après avoir sélectionné l’un d’entre eux, nous expliquons avoir besoin d’un rendez-vous rapide pour éditer un nouveau passeport à Vitry, dans le Val-de-Marne. Le site de cette mairie est clair: il n’y a aucune disponibilité jusqu'au 18 septembre prochain, ce qui ne semble pas effrayer notre interlocuteur.
“Ouais, Vitry, dans la semaine tu as ton rendez-vous”, assure-t-il au téléphone. Le sourire dans la voix, il explique qu’il faut simplement aller “en mairie, comme Monsieur Tout le monde”.
“Il faut [la] pré-demande, et ensuite il faut aller en mairie avec le papier imprimé accompagné de la pré-demande, tous les papiers qu’il faut, [la] photo et tout, et tu fais le passeport comme tout le monde”, explique l’internaute avec simplicité.
Un logiciel magique, clé du stratagème de "coupe-file"
La prestation proposée par ces “snapchatteurs” se paie 30 euros en moyenne. Pour le règlement, le client a le choix du roi: la somme est payable par virement, en espèces ou même en cryptomonnaies. Après ce paiement, des clients avec qui RMC a pu échanger se veulent formels. Il n’y aucune entourloupe, les rendez-vous sont bel et bien pris, ils existent, et sont honorés sous trois à dix jours.
Mais alors, comment cela est-il réalisable pour les vendeurs? Ce qui semble certain, c’est que ces internautes ont bien souvent de grosses compétences en informatique. Ces compétences, ils s'en sont servi lorsqu'ils ont dû eux-mêmes trouver des créneaux pour renouveler leur carte d'identité ou leur passeport.
Or, ils se sont ensuite aperçus qu'ils pouvaient en faire profiter des amis, des proches… et ont fini par structurer leur service. Si la plupart de ces comptes Snapchat ont moins de trois mois, certains proposent même leurs services dans plusieurs mairies différentes, grâce à des logiciels que les vendeurs ont eux-mêmes mis au point.
Un autre vendeur, qui préfère garder l'anonymat, a développé son stratagème dans une trentaine de mairies à travers la France. Il explique que sa méthode “passe par une solution informatique, une application”.
Cette application “parvient en temps réel à être informée des disponibilités de rendez-vous dans les mairies qui sont supportées par le service”, développe l’homme au bout du fil.
Une combine qui rapporte et... a priori légale
Ce vendeur opportuniste assure gagner près de 2.000 euros par mois, depuis janvier, alors que son stratagème ne lui prend que deux heures de travail par jour. Il défend son service qu'il compare à un système de "coupe-file", pour aider les demandes urgentes.
“Au vu de la période, de l’été qui approche, nous avons une demande qui est accrue. Pour vous donner à peu près une fourchette, on est entre 30 à 60 rendez-vous par mois”, estime le vendeur.
Si le business semble implacablement profitable pour les deux camps, est-il pour autant légal? Contre toute attente, a priori… oui. En tout cas, rien ne l'interdit. Pour s’en assurer, RMC a évidemment posé la question au ministère de l'Intérieur. En réponse, celui-ci a assuré qu’il n'avait jamais eu vent de ces pratiques.
A la suite de notre enquête, les services de la place Beauvau ont donc consulté leur service juridique, qui a fini par informer RMC que le sujet se trouvait dans un flou juridique. Prendre des rendez-vous en mairie pour ensuite les revendre n'a, en soi, rien d'illégal.
Si la pratique "est moralement inacceptable" selon le ministère, les vendeurs de rendez-vous ne risquent rien. Se pose alors une question: ce système, de par son ampleur, crée-t-il une rupture d'égalité sur un service public?
Le ministère de l'Intérieur, qui semble ne pas avoir connaissance de l’ampleur réelle du phénomène, promet de s'y pencher. Le gouvernement assure qu'il va suivre la situation avec attention, en promettant d'ores et déjà un renforcement de ces plateformes de réservation pour éviter que ces pratiques se généralisent.
"Scandaleux" selon Olivier Véran
"Je l’ignorais pour ce marché noir, qui est scandaleux, a expliqué Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, ce vendredi sur RMC-BFMTV. Je suis pragmatique. Comme à l’époque du Covid et de la vaccination, si on développe un outil numérique qui permet d’aller plus vite pour tout le monde et que c’est gratuit, on ira. Là, ça n’est pas le cas. Vous croyez que j’aime bien? Non, pas du tout, et c’est illégal. Je pense que c’est illégal."
Un signalement au procureur de la République
Après les révélations de RMC, Dominique Faure, ministre déléguée, chargée des Collectivités territoriales et de la Ruralité, annonce ce vendredi qu’elle va faire un signalement au procureur de la République.
"Je condamne fortement les pratiques consistant à monnayer des rendez-vous de titres d’identité, écrit-elle sur Twitter. Elles sont inacceptables et feront l’objet de poursuites. Je ferai dans les heures qui viennent un signalement de ces pratiques au procureur de la République."